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Making-of

Historiennes, historiens, vos papiers !

Libé des historien·nesdossier
Invités à réaliser, de la une au portrait de der, le «Libé» du jour, ces spécialistes du temps long se sont frottés à l’actu et aux contraintes du quotidien. Récit à chaud d’une journée où la Rome antique côtoie le budget de Barnier, sur fond de dépressions atmosphérique ou mentale.
A Libé, mercredi, Laure Murat, rédactrice en chef du Libé des historiens et des historiennes. (Albert Facelly/Libération)
par Marc André, Historien, maître de conférences à l’université de Rouen-Normandie, chercheur à l’IHTP
publié le 9 octobre 2024 à 21h07

A l’occasion des «Rendez-vous de l’histoire», qui se tiennent à Blois du 9 au 13 octobre 2024, les journalistes de Libération invitent une trentaine d’historiens pour porter un autre regard sur l’actualité. Retrouvez ce numéro spécial en kiosque jeudi 10 octobre et tous les articles de cette édition dans ce dossier.

Que les historiennes et les historiens s’intéressent d’abord au présent, le fait semblait entendu. Mais l’actualité ! Voici une quinzaine d’entre elles et eux réunis autour d’une table ronde et cernés par une quarantaine de journalistes et photographes. D’autres suivent et interviennent à distance. 9 h 45, le café est à peine servi que toutes et tous sont plongés dans le bouillon des idées par la rédaction en cheffe bicéphale du nouveau Libé des historiens : Laure Murat, historienne, professeure à l’UCLA, et Paul Quinio, directeur délégué de la rédaction, lancent les discussions.

«Si vous n’évacuez pas vous serez morts !» Frayeur liée à une inattention momentanée. C’est l’annonce peu rassurante faite à toutes celles et ceux qui se trouvent sur la trajectoire de Milton, un ouragan à la puissance inédite. Le climat arrive tôt sur la table, c’est le sujet du jour. Il n’éclipse pas d’autres nouvelles «volantes». Des sujets «tombent», d’autres sont prévus au fil de la journée et tout pourra changer jusqu’à l’impression. En France, arrestation d’un ponte du crime organisé, première reconnaissance par le Fonds d’indemnisation d’une enfant victime de pesticides, préparation du budget à l’Assemblée nationale. Ailleurs, brutal discours adressé aux Libanais par Benyamin Nétanyahou pour les prévenir des ruines qui les attendent en cas de soutien au Hezbollah, élections américaines. Le prix Nobel de chimie vient d’être attribué à trois scientifiques pour leurs travaux sur les protéines : quelqu’un pour ce sujet ? Personne. Au chaud succède le froid, ou plutôt le chaud-froid, soit les sujets pensés voire écrits en amont. Tribunes, pages cultures, portrait passent en revue. Et le Bangladesh ? demande un historien qui souhaite écrire sur la fin d’un cycle révolutionnaire réussi. A-t-on un contact en Martinique ? s’exclame un autre qui tient à parler du mouvement de contestation actuel. Grève au Bureau d’aide psychologique universitaire (Bapu). La santé mentale, autre sujet du jour : le Premier ministre Michel Barnier en a fait une de ses priorités.

Entre deux catastrophes, les lettres de Rimbaud

On tient la une ! La santé mentale chez les jeunes. Oui mais la météo ? Dépression, catastrophe. Débat. D’accord, les journalistes et les historiens jouent rarement les docteurs feel good. Mais n’y aurait-il pas un peu de positif ? Pourquoi être positif ? Donner des raisons d’agir, de rêver ? Le lecteur pourra se reporter au compte rendu du livre de Laure Gouraige qui, partie à la recherche de bonnes nouvelles, a fini par titrer son ouvrage le livre que je n’ai pas écrit. Raté. Il s’agit alors de prendre au sérieux la catastrophe. Entre la santé mentale et la tempête, Laure Murat tranche pour la première. Et pour donner aux lecteurs un peu de respiration, on se déplacera vers les lettres que reçoit encore aujourd’hui Arthur Rimbaud.

L'édito de Laure Murat, professeure à l'UCLA

«On appelle ça un billet !» tambourine Paul Quinio qui regarde sa montre en revêtant sa casquette de commandant en chef. Historiennes, historiens ! … Vos papiers ! Pour 17 heures. Deux mille signes ici. Trois feuillets là. Une voix discrète : y a-t-il de la place pour cela ? On en fera ! Et à la petite troupe de se disperser dans les étages et de squatter les bureaux des journalistes. Encombrés, les bureaux : téléphone, ordinateur, mug au café fossilisé, montagnes de livres, casque de chantier qu’un historien vient subtiliser. C’est en open space. Pour les historiennes et historiennes habitués au silence, c’est nouveau. On cohabite avec les hôtes.

Une langue commune émerge néanmoins. Les vérités sont traquées, dans le bureau des Checknews, dans le sujet sur le complotisme, dans les récits des demandeurs d’asiles étudiés. Choix des angles d’attaques et des perspectives animent ceux qui doivent lancer sous pression l’écriture. La gestion du budget durant la Rome antique interroge celle d’aujourd’hui. Les temps s’entremêlent. La plus petite écume a sa profondeur.

Il règne une atmosphère studieuse, non sans frissons. Il y a celle qui voit son quota de signes augmenter, celui qui se résout à couper, celle encore qui cherche à joindre un interlocuteur. Dans une autre salle, les journalistes font des bilans intermédiaires : choix des photographies, des «lead», des «éclairages» ; envoi des articles en «prod».

18 heures. Réunion générale. Le service maquette fait des propositions pour la première page. Les yeux scrutent le visuel : «un peu daté», «cliché», «trop bleu». Puis la manchette. Le logo Libération a sauté ! Une première. Après une heure de touches et retouches, le choix est fait. Souffrance mentale, ouragans et entrée de l’âge atomique au musée : explosions partout. Ah non ! Rappel des troupes. L’image choisie était celle de l’affiche de l’exposition. Confusion des genres. Ce sera une photographie, reflet de l’atmosphère du numéro : une inquiétude des temps.