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«On dirait que nous allons avoir une sacrée nuit ce soir» : le Débarquement à travers un reportage radio ressurgi de l’oubli

Le débarquement, 80 ans aprèsdossier
A l’occasion du 80e anniversaire du Débarquement, «Libération» raconte l’histoire d’un reportage audio réalisé le 6 juin 1944. L’enregistrement, perdu durant des années, a été retrouvé dans une cave en 1994.
George Hicks, correspondant de guerre de Blue Network, enregistre des entretiens avec des soldats dans une base anglaise, juste avant le D-Day. (National Archives)
publié le 6 juin 2024 à 7h20

Pendant de longues secondes, seul un craquement se perçoit à l’oreille. Puis le son des rafales de mitrailleuses, des explosions, des cris. Derrière le magnétophone, George Hicks, 38 ans, correspondant de guerre. Le natif de Tacoma, aux Etats-Unis, réalise le 6 juin 1944 un reportage pour la radio Blue Network à bord de l’USS Ancon. Ce navire commande les forces d’assaut qui débarquent sur la plage d’Omaha Beach en Normandie. Tout au long de l’opération Overlord, c’est de son bord que sont données les instructions aux forces à terre et en mer. Hicks, chef du bureau de Londres, est au milieu des soldats, muni de son magnétophone Recordgraph, un modèle qui sera utilisé quelques mois plus tard pour enregistrer les procès de Nuremberg.

Le cuirassé allié stationné au large des côtes normandes avance sous le feu de la Luftwaffe, l’armée de l’air allemande. Hicks capte le son brut de la bataille, l’impact des balles tirées par les Messerschmitt. Au milieu des sirènes d’avions ennemis, on perçoit les cris des soldats américains à bord du bateau au milieu des détonations et le témoignage de George Hicks, le souffle coupé.

«C’est reparti, il y en a un autre, un autre avion nous survole !» s’écrie le reporter. «Juste au-dessus de notre côté bâbord», enchaîne-t-il en décrivant le ballet des avions allemands qui disparaissent dans la brume, «un autre vient sur nous ! Et un croiseur juste à côté de nous le mitraille». «On dirait que nous allons avoir une sacrée nuit ce soir», lâche-t-il. Avant de lancer : «Foutez-leur sur la gueule, les gars !» On perçoit des cris, le bruit sourd des canons qui tonnent. Puis des applaudissements.

«Je suis tombé sur des trucs qui disaient “1944”»

Ce document sonore, entreposé depuis septembre 2019 au mémorial national du D-Day de Bedford en Virginie, a longtemps dormi au fond d’un carton. Et il n’aurait bien pu jamais revoir le jour. En 1994, Bruce Campbell, mécanicien à Mastic Beach, dans l’Etat de New York, achète une vieille cabane et son contenu à Mattituck sur l’île de Long Island, à une trentaine de kilomètres de là. L’ancien propriétaire, mort en 1992, était le vice-président de Frederick Hart & Co, l’entreprise new-yorkaise qui fabriquait le Recordgraph.

Dans un article du Washington Post daté du 1er octobre 2019, Bruce Campbell raconte les coulisses de sa trouvaille : «Je suis tombé sur des trucs qui disaient “1944”, “le jour de la Victoire sur le Japon”, toutes ces choses différentes de la guerre. Je les ai tous mis dans un sac en plastique, [en me disant] “ça doit être quelque chose, je les regarderai un autre jour”. Je les ai rangés et la vie a continué». Des années plus tard, Bruce Campbell a 63 ans et il prend une grande décision : ranger sa cave et les cartons remplis de bandes magnétiques laissés par l’ancien propriétaire. Des enregistrements, des reportages… Un trésor pour un journaliste radio, un sacré fouillis pour Bruce.

Mais désireux d’en savoir plus sur le contenu de ces bandes sonores, il cherche un moyen de lire les films. En 2004, il part pour Bristol où il rencontre un ingénieur britannique du nom d’Adrian Tuddenham. L’homme a inventé un dispositif capable de lire les bandes. Bruce découvre les reportages, dont cette pépite de quatorze minutes, captée pendant le Débarquement.

«Une véritable fenêtre»

Longtemps, Bruce Campbell a voulu garder son trésor pour lui. Hors de question de le céder à la bibliothèque du Congrès de Washington. Encore moins à l’Imperial War Museum de Londres. Puis, après avoir essayé en vain de les vendre, le Washington Post rapporte que c’est à l’occasion des cérémonies entourant le 75e anniversaire du Débarquement qu’il s’est fait une raison : faire don des bandes au musée de Bedford, qui a proportionnellement subi les pertes les plus importantes.

«C’est une véritable fenêtre sur l’un des événements les plus importants du siècle dernier», a commenté April Cheek-Messier, présidente de la fondation du mémorial du D-Day au moment du don, qui comprenait tous les reportages de Hicks, avant, pendant et après le jour J, ainsi que des enregistrements d’autres journalistes ayant couvert la Seconde Guerre mondiale. Mais le reportage sur le débarquement de George Hicks est la pièce la plus prestigieuse. L’enregistrement avait été maintes fois diffusé à la radio dans les jours qui ont suivi le D-Day. Mais après la guerre, le reportage de Hicks délaisse une des journaux. La radio est rapidement éclipsée par la télévision et la bande sonore est oubliée. Quant au journaliste, il meurt chez lui, à New York, en 1965, à l’âge de 59 ans.