A l’occasion des Rendez-vous de l’histoire, qui se tiennent à Blois du 8 au 12 octobre 2025, les journalistes de Libération invitent une trentaine d’historiens pour porter un autre regard sur l’actualité. Retrouvez ce numéro spécial en kiosque jeudi 9 octobre et tous les articles de cette édition dans ce dossier.
«Tu verras, c’est sympa à écrire.» On m’avait prévenu : «C’est le papier le plus lu du Libé des historiens» ! On m’avait prévenu, je vous dis, et ce n’était pas pour me faire baisser la pression. J’ai d’ailleurs rapidement été identifié dans la rédaction de Libé. Ce n’est pas tous les jours qu’un inconnu furette partout dans les bureaux.
Quand on arrive devant Libé, ce qui surprend, c’est la neutralité de l’immeuble : rien ne souligne le fait que s’y trouve la rédaction d’un journal national. Les portiques de sécurité à l’entrée, les vigiles, rappelent que les questions de sécurité sont de plus en plus prégnantes. D’ailleurs sur une chaise trône la blouse du «Dr Coco». Est-ce à dire qu’elle «soigne» l’actu ? Sûrement. Mais cette blouse, et plus tard Coco elle-même, évoquent l’attentat contre Charlie, dont la rédaction avait été accueillie par Libé… Journaliste est de plus en plus un métier dangereux. Et historien ? L’histoire est-elle un sport de combat, pour paraphraser Bourdieu, ou n’est-elle pas un sport dangereux comme l’anthropologie de Nigel Barley ?
Photos dans une «backroom»
En tout cas, la réunion du matin, regroupant tous les historiens et la rédaction du journal, soit une quarantaine de personnes autour de la table et en visio, était lourde et grave. «Fin de régime», «grande bascule», crise politique, effondrement, guerres, dissolution, guillotine… Bref, à nous écouter – même si des débats éclosent sur la profondeur de la crise –, on ne serait pas loin de la dépression, n’était la panthéonisation de Badinter sur laquelle nous sommes nombreux à revenir. L’une d’entre nous, Karine Sitcharn, en visio depuis les Antilles, s’est levée à 4 heures. L’histoire est (parfois) un sport où l’on se lève tôt ! Heureusement, il y a un papier prévu sur «l’amour hors du lit». Un papier qui va s’écrire à quatre mains, puis à huit. Une vraie orgie. Et en plus, il y a une «backroom» où les historien·ne·s sont photographié·e·s ! Quand l’actualité est morose, les cœurs se réchauffent…
Le Libé des historien·nes
Progressivement, les choses s’affinent, les papiers se distribuent, chacun part dans son coin. Ça discute par-ci, ça boit des cafés et ça fume par là… Des petits malins ont réussi à avoir des badges pour aller et venir hors du bâtiment et fumer à leur guise. C’est souvent près de la machine à café ou sur les trottoirs que l’on trouve des informations intéressantes… D’autres ont trouvé un petit recoin, une sorte de cabanon ouvert avec deux petits sièges en tissu, et travaillent face à face. Ils ne quitteront pas leur bulle de la journée, ne relevant la tête que lorsque je les solliciterai. Une vraie ambiance de rédaction !
Des journalistes en brasse coulée
La «réunion d’événement» se tient très rapidement après la première du matin. Les débats reprennent. Mais l’incertitude est toujours présente : selon les déclarations politiques attendues fin de journée, tout ne risque-t-il pas de tomber à l’eau ? Depuis plusieurs jours déjà, les journalistes ne touchent plus terre, ils sont en brasse coulée. Les historiens parviendront-ils à mettre cette actualité en perspective ? En tout cas, leur présence ajoute à l’activité des journalistes. En plus, Benjamin Stora vole par inadvertance le téléphone portable du directeur délégué de la rédaction pendant vingt minutes ! Heureusement, il existe les «pages froides» du journal. Non, ce ne sont pas seulement les nécros, ce sont aussi les pages idées et culture. Les journalistes sont installés au premier étage du journal. L’ambiance y est plus feutrée. Livres et papiers s’y entassent sur les bureaux, sous les bureaux, entre les bureaux…
Au cours de l’après-midi se tiennent deux autres réunions. La première est celle d’édition, qui se tient exceptionnellement dans la cafétéria (les historiens ont chassé les journalistes). Elle fait le point sur l’avancée du journal, des articles qui entrent. Déjà, Benjamin Stora a rendu son édito : il est «top», «très fort». Toujours efficace. La seconde est le comité de rédaction qui commence à préparer le numéro du surlendemain. L’actualité n’attend pas. Les journalistes ont repris leur place. Les historiens eux, progressivement, peuvent passer à autre chose avant la dernière réunion, celle de une. Celle-ci débute à 18 h 30 et consiste en de moults débats sur la photo et sur le titre : faut-il personnaliser sur le Président ou non ? Crise de régime ou crise politique ? Sommes-nous au bord du gouffre ou est-ce un «grand délitement» ? De toute façon, tout reste en suspens jusqu’au passage de Sébastien Lecornu au 20 Heures. La réunion achève de nous éreinter ; il est là, finalement le «grand délitement» des historiens. Certains sont partis. La une sera une surprise demain !