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30 ans, 30 portraits

Inna Shevchenko, un esprit sein

Femen, la guerre des «sextrémistes»dossier
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Cette militante des Femen, un mouvement féministe ukrainien qui manifeste poitrine à l’air, lance un «camp d’entraînement» à Paris.
Inna Schevchenko du mouvement Femen. (Photo Guillaume Herbaut . VU pour Libération)
publié le 17 septembre 2012 à 19h08
(mis à jour le 19 décembre 2024 à 7h49)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, discussion avec la militante Femen alors inconnue en 2012.

«Nous étions jeunes quand nous avons commencé.» Inna Shevchenko a 22 ans. Elle croise les jambes et se redresse un peu dans son fauteuil étroit. Elle sourit. «Je ne suis plus jeune désormais.» Cette militante des Femen, ce mouvement féministe ukrainien devenu célèbre pour ses protestations seins nus, est arrivée en France fin août, en catastrophe, avec un visa de tourisme. Quelques jours plus tôt, à Kiev, cette grande et jolie blonde a découpé à la tronçonneuse une croix orthodoxe en soutien aux Pussy Riot. Scandale, évidemment, menace de prison. «Des hommes» la suivent dans tous ses déplacements. «Un matin, ils ont commencé à enfoncer ma porte, j’ai attrapé mon passeport et je me suis enfuie par la fenêtre», raconte-t-elle. D’abord Varsovie, puis c’est Paris, quartier de la Goutte-d’Or, au Lavoir moderne parisien (LMP). Cet «immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermés par de larges fenêtres claires» comme le décrit Zola dans l’Assommoir, est un théâtre de quartier menacé de fermeture. Ses gérants, sensibles à la cause, ont toutefois décidé de prêter gracieusement l’espace aux Femen pour qu’elles lancent un «camp d’entraînement international», qui ouvre officiellement ce mardi. Exercices psychologiques, théoriques, sportifs : le programme est chargé. Inna Shevchenko s’enthousiasme : «Nous voulons former des jeunes femmes à devenir des soldats pour la cause féministe à travers le monde.» Pour elle, le militantisme se résume en un mot : «Travail».

La première manifestation des Femen a eu lieu à Kiev en avril 2008. Trois jeunes femmes se griment en prostituées. Elles savent déjà que leur militantisme, contre le sexisme et la prostitution, passera par des actions de rue. A l’université, menées par Anna Hutsol, 27 ans, la tête pensante, elles ont fondé une association exclusivement réservée aux femmes, Nouvelle Ethique. A l’époque, Inna Shevchenko est étudiante en journalisme, tout en étant employée au service de presse de la mairie de Kiev. «J’avais un bon boulot, je payais mon appartement sans problème, j’étais une jeune fille modèle.» Elle qui vient de Kherson, port sur les bords de la mer Noire, est séduite par le «pop-féminisme» des Femen. Son père est militaire, sa mère est employée dans un lycée, elle a une sœur aînée.

En 2010, le mouvement décide de changer de stratégie. Certaines manifesteront désormais seins nus. La première est fixée un 24 août, jour de l’indépendance ukrainienne. «Nous avons eu une très longue discussion, se souvient-elle. Moi, je ne voulais pas le faire, mais aujourd’hui, je pense que c’était la meilleure des idées.» Des jeunes Ukrainiennes, belles et élancées, protestant en petite tenue ? Forcément, les médias accourent, plus intéressés par des plastiques réputées parfaites que par les revendications. «La presse est notre meilleure protection, explique-t-elle. Si nous sommes seins nus, notre message est beaucoup plus relayé et nous sommes moins en danger

Elle assume : «Nous avons voulu montrer que les féministes ne sont pas que des vieilles femmes cachées derrière leurs bouquins.» Et, ce corps nu, ou presque, elle le défend vigoureusement. «En Ukraine, il n’y a pas de culture de l’activisme, nous avons dû tout inventer. Je serais incapable de me déshabiller à la plage, mais, quand je manifeste, j’ai l’impression de porter ce que j’appelle mon “uniforme spécial”.» Elle mime quelqu’un en train de se déguiser. «Pour la première fois, le corps des femmes n’appartient plus aux hommes. Ils sont décontenancés, ils ont peur», continue-t-elle. Sa fierté est évidente.

Manifestation contre la prostitution, la corruption, ou encore en France contre DSK… Les Femen sont sur tous les fronts. Si leurs manières d’agir détonnent, elles restent pour le moment sur des revendications féministes plutôt traditionnelles. La situation générale des femmes en Ukraine, «belles, pauvres et pas éduquées» comme les voit la jeune militante, y est sans doute pour beaucoup. Le plus souvent, elles sont plus ou moins violemment évacuées par la police mais, parfois, cela tourne mal.

Soudain, Inna Shevchenko baisse la voix, elle hésite un peu, penche la tête, semble moins assurée. Le 21 décembre 2011, à Minsk, Biélorussie, elles sont trois à manifester en ce jour d’hiver contre le dictateur Loukachenko. Elle raconte qu’elles sont arrêtées par une quinzaine d’hommes. En garde à vue, elles sont longuement interrogées, insultées, menacées, frappées. Dans la nuit, elles sont encagoulées, puis remises à un autre groupe. Elles roulent longtemps, se retrouvent dans une forêt. Un instant de silence. Les hommes leur conseillent de bien respirer l’air frais, parce que «c’est la dernière fois». Et ils leur recommandent «de fermer les yeux et de penser au sourire» de leurs mères. Ils leur coupent les cheveux. Mais, finalement, ne les tuent pas. Ils les laissent là, au milieu de nulle part. Elles ne sont pas si loin de la frontière ukrainienne. Elles trouvent un petit village, appellent les médias. L’ambassadeur ukrainien est contraint de les exfiltrer. «Au départ, il ne voulait pas, mais Reuters était déjà arrivé, il était obligé.» Elle sourit un peu à nouveau.

Le succès médiatique attire les soupçons sur les Femen. «On a dit qu’on était financées par Obama, Soros ou même Poutine ! Mais ce n’est pas vrai. On a une boutique en ligne où on vend des tee-shirts. On a des petits donateurs, et on essaye de se faire inviter tous frais payés quand on se déplace à l’étranger.» Inna Shevchenko est l’une des quatre militantes à percevoir un salaire, «environ 600 euros par mois». «La Biélorussie a été la pire expérience de ma vie et la meilleure en même temps. J’ai compris que je voulais m’engager totalement dans les Femen», juge-t-elle. Cette célibataire explique ne plus «avoir de vie» en dehors et que ses seules amies sont des militantes. Elle voudrait importer cette culture de l’engagement à Paris où elle imagine rester tant qu’un retour à Kiev est trop risqué. «Pour le lancement, les Françaises voulaient organiser une fête, raconte-t-elle, mais j’ai dit : “Non, il faut une conférence de presse. C’est sérieux, cela ne doit pas être amusant.”» Elle se reprend un peu : «Bon, il y aura tout de même une soirée après.» Eloïse Bouton, passée par Osez le féminisme ! et le collectif la Barbe, est la représentante de la branche française des Femen. Elle le reconnaît : «Dans l’avenir, il faut faire attention à ne pas tomber juste dans le spectacle, l’entertainment.»

Le soir, Inna Shevchenko dit avoir du mal à faire une pause. Elle lit et relit la Femme et le Socialisme d’August Bebel, l’ouvrage de référence du groupe. L’homme politique allemand écrivait ceci en 1883 : «La femme, dans la société nouvelle, jouira d’une indépendance complète ; […] elle sera placée vis-à-vis de l’homme sur un pied de liberté et d’égalité absolues.»

Inna Shevchenko en 5 dates. 23 juin 1990 Naissance à Kherson (Ukraine). Août 2010 Première manifestation seins nus. Décembre 2011 Enlèvement en Biélorussie. Août 2012 Fuite à Paris. 18 septembre 2012. Ouverture du «camp d’entraînement international» des Femen, à Paris.

Making-of: d'une Der à l'autre

En Ukraine, elles étaient déjà actives depuis plusieurs années. Quentin Girard, qui écrivait alors entre autres sur l’actualité internationale, s’intéressait de près aux mouvements militants à travers le monde. C’est ainsi qu’il a eu vent de l’existence des Femen, connues dans leur pays pour leurs manifestations seins nus, notamment contre la prostitution ou le sexisme. «Leur façon de faire était originale, et s’inscrivait dans un mouvement plus large de femmes se battant pour leurs droits et leur liberté», se souvient-il. Alors quand l’une des membres fondatrices, Inna Shevchenko, menacée dans son pays après une action contre la dictature biélorusse, s’installe en France à l’été 2012, le journaliste lui demande tout de suite un entretien. «Elle craignait pour sa liberté en Ukraine, dont le régime alors pro-russe était assez peu démocratique, et s’apprêtait à importer le mouvement en France, ce qui posait plusieurs questions: est-ce que les problématiques allaient être les mêmes dans les deux pays? Comment seront-elles accueillies?», se remémore-t-il. Inna Shevchenko se montre «assez radicale» au cours de l’entretien, réalisé en anglais, exprimant sa crainte de mourir assassinée. Moins pessimiste, Quentin Girard lui prédit plutôt un autre portrait, dans quelques années, et continuera de suivre les actions du mouvement Femen en France. L’avenir lui donnera raison: Inna Shevchenko sera de nouveau croquée en der dix ans plus tard, après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par le régime de Poutine. «A 32 ans, toujours en phase avec la pensée Femen mais moins présente sur le terrain, la voilà devenue propagandiste numérique de la juste cause de son pays martyr», écrira-t-on de «la fille de Kherson» en mai 2022.

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