Menu
Libération
Portrait

Lucie Blush, rougir de plaisir

La réalisatrice et actrice X de 28 ans défend un porno féministe et joyeux, à l’écoute de ses propres fantasmes.
Lucie Blush, à Berlin. (Photo Guido Castagnoli.)
publié le 13 décembre 2015 à 18h06

Dans la cour de cet immeuble de Neukölln, quartier bohème multiculturel de Berlin en voie de gentrification rapide, une famille turque ne se lasse pas du spectacle. Lucie Blush pose pour le photographe, entre les gravats et les jouets pour enfants. Les spectateurs se demandent bien pourquoi un journaliste s'est déplacé de France pour une locataire de l'immeuble. On reste vague. «Elle est comédienne», dit-on. On ne précise pas qu'elle est rarement habillée dans ses films. A 28 ans, la jeune femme n'est pas très grande, a des taches de rousseur, les cheveux légèrement bouclés, un sourire et des yeux joyeux. Jolie sans ravager les regards. Charmante convient mieux. Elle ne cherche pas à vous impressionner, cela fait longtemps que, au contraire de ce que «blush», son nom, indique en anglais, elle ne rougit plus de ce qu'elle fait. Elle aime simplement parler de sa passion : le sexe.

Elle remonte dans sa grande chambre faite de bric et de broc, où se mêlent lit, bureau, petite table, des posters de film, des livres sur le cul, le dernier Millénium et des fauteuils tous plus improbables les uns que les autres, du rocking-chair à la chaise de coiffeur. Installée à Berlin depuis un an, la Française est à la fois réalisatrice, comédienne et critique, symbole d'une nouvelle vague de féministes qui ont décidé de s'emparer d'un genre historiquement très masculin.

Comme souvent, tout part d'un sentiment de frustration. Après une licence de LEA sans conviction, Lucie Blush termine à Barcelone des études de marketing online et de web design. Elle vit avec un Catalan, s'ennuie. L'infâme routine, pizzas et séries le soir, sexe le samedi, maladroit, sans passion. «On devenait gros, gras, paresseux.» Ils n'ont plus d'amis, d'envies, de projets, les affres terribles de la monogamie. «Je commençais à avoir tous ces fantasmes dans la tête. Je me disais "ce n'est pas possible que le sexe soit ça toute ma vie !"» confie-t-elle, bovarienne. Elle regarde parfois du porno, mais a honte. Elle referme très vite son ordinateur après s'être masturbée. Par hasard, en répondant à une petite annonce, elle commence à travailler pour Erika Lust, célèbre réalisatrice suédoise féministe de X. Elle est la petite main du site web, écrit les posts de blog. Puis, elle décide, en 2012, de lancer son blog, We Love Good Sex, se sépare de son petit ami.

Petit à petit, elle s'approprie un nouvel univers. «Ce n'est pas une arme contre les femmes, c'est un atout. Si tu le condamnes, tu condamnes la sexualité des femmes. Ça voudrait dire qu'on n'aime pas regarder du sexe, qu'on n'a pas de fantasmes. Je ne vois pas ce que la caméra aurait d'antiféministe par nature.» Elle le dit avec de la joie, sur le ton de l'évidence. Elle ne s'interdit pas un jour de filmer une double pénétration ou un gloryhole, un «trou de la gloire» d'où surgissent des pénis anonymes : «Si ça m'excite, c'est féministe.»

Certes, Lucie Blush n'oublie pas les dérives possibles. «Parfois, tu vois que les filles ne sont pas contentes, pas à l'aise, pas en sécurité : c'est problématique.» Sur l'affaire James Deen, un célèbre acteur américain accusé de viol par son ancienne compagne, Stoya, et par de nombreuses autres performeuses, début décembre, elle regrette que «les actrices soient souvent victimes de leur métier, jugées "utilisables" par les réalisateurs et acteurs, comme si avec elles, ce n'était pas du viol».

A Barcelone, commenter ne lui suffit plus. Elle trouve deux acteurs, tourne une première scène avec un smartphone customisé. Elle quitte son boulot, lance un site payant. L'entrepreneuse a quelques centaines d'abonnés, gagne, après retrait des divers frais, 2 000 euros par mois. La réalisatrice l'a dit à sa famille, sait que cela n'a pas forcément été facile pour ses parents, mais ils s'y font. «Pour mon père, je suis sa fille unique, son petit bébé, c'est difficile de penser que je puisse coucher devant une caméra.» Elle a grandi en banlieue lyonnaise. Sa mère est secrétaire, son père était cadre dans les RH avant de connaître de longues années de chômage. Une classe moyenne sup qui a connu le déclassement et s'est mise à voter de plus en plus à droite. Ils n'aiment pas trop les gays, à part la cousine évidemment, «elle, c'est différent». Au contraire, Lucie Blush regarde la politique de très loin, a voté Bayrou, tout de même, à la présidentielle. Avec ses trois colocs, un cuistot anglais, une web designeuse italienne, une architecte syrienne réfugiée, elle a le sentiment d'avoir une vie complètement différente de celle de sa famille. C'est une enfant de l'Europe, papiers d'identité français, appartement à Berlin, comptes bancaires espagnols, enregistrement de son site en Estonie.

Un jour, Lucie Blush passe devant la caméra, pour tester, pour ressentir ce que vivent ses acteurs. Avec une fille, puis, en compagnie de son petit ami. Alf est motion designer, ils se sont rencontrés dans une sex party, une partouze queer. Avec lui, elle a découvert le plaisir, le vrai, s'est demandée si elle n'allait pas devenir bêtement monogame. Elle défend le polyamour : «Le couple fidèle, ça me terrorise. Je veux être moi, je veux qu'il soit lui, je ne veux pas être nous.» «Je n'aurais pas fait du porno par moi-même, je n'en avais pas forcément une bonne image. Mais Lucie crée plus d'égalité entre les hommes et les femmes», dit Alf.

«Il y a quinze ans, il n'y avait quasiment pas de réalisatrices, aujourd'hui, on n'est plus dans une niche mais dans un mouvement d'ordre politique», s'enthousiasme la réalisatrice Ovidie. Elle avait repéré le travail de Lucie Blush, lui a proposé de s'ébattre dans son prochain long métrage, Une nuit sans fin, diffusé sur Canal + en 2016 : «Lucie est dans la spontanéité, ce n'est pas une pro, elle le fait parce que ça la fait marrer.» Au bout de trois jours de tournage, la jeune comédienne a refusé de coucher avec un des acteurs, elle n'avait pas envie. «C'est complexe quand tu veux mêler sexualité réaliste et sympathique et film narratif, mais bon, ça arrive, tu ne vas pas la forcer, tu changes ton scénar», philosophe Ovidie.

A terme, la jeune auteure rêve de réaliser le Girls du porno, du nom de cette série américaine féministe de Lena Dunham sur des jeunes new-yorkais à la sexualité compliquée et réaliste. Elle parle avec enthousiasme, elle sourit, on lui demande, comme ça, si elle est heureuse, la réponse nous paraît évidente. Mais, elle s'arrête un instant, elle réfléchit : «Je ne cours pas après le bonheur. Je n'ai pas envie d'être toujours bien, souriante et au final de ne rien faire de ma vie. Parfois, je suis déprimée ou angoissée, c'est important, ça permet de faire le point, de comprendre pourquoi on se lève le matin, ce qu'on veut créer.» La joie est indissociable de la tristesse, c'est le vice et le versa.

11 juin 1987 Naissance à Paris.

2013 Lance son blog We Love Good Sex.

2014 Lance son site Luciemakesporn.

Fin 2014 S'installe à Berlin.

Septembre 2015 Tourne dans Une nuit sans fin d'Ovidie.