Aujourd'hui, je ne pense jamais à l'Argentine, que j'ai quittée en catastrophe avec ma mère, juste avant la dictature de Videla, lorsque j'avais une douzaine d'années, pour débarquer dans un pays dont j'ignorais tout et surtout la langue. Je ne pense jamais à mon enfance: c'est une première vie qu'une soeur siamoise aurait vécue avant une séparation mortelle. Je n'enseigne pas l'espagnol à mes enfants, j'ai horreur de profiter de mon bilinguisme en le rentabilisant à travers eux. Leur père est français, nous habitons un village pas du tout cosmopolite. Je cuisine beaucoup mais pas de plats argentins qui n'existent pas: ils sont américains ou italiens. Je ne danse pas le tango. Rien ne témoigne de mon passage d'un continent à l'autre, d'une langue à l'autre, de l'univers à la fois oppressant et ludique dans lequel j'ai grandi.
Mais bien sûr, tout ça est faux. Je pense à ma vie d'avant, mais de manière détournée, sans m'en rendre compte et sans linéarité. Je suis cinéaste, et, malgré moi, mes fictions traitent de l'exil, de l'étrangeté, de la langue comme un habit neuf, du malheur d'être une personne traduite, du bonheur d'être lavée de ses origines, et du complot. Dans mon imagination, il y a souvent une femme dans un grenier, qui se débat et cherche à entrer en contact avec une autre femme.
Aujourd'hui, j'écris en français, très lentement, avec la méticulosité dont on use pour manier des objets fragiles. Avec les mots, je suis un éléphant dans un magasin de porcelaine: prude