Sur quatorze petits carnets recouverts de toile beige, Anatole Deibler, bourreau malgré lui, a consigné à l'encre noire et au crayon papier des renseignements sur ses 395 guillotinés, numérotés de façon chronologique. De son écriture serrée aux majuscules stylées, ponctuée de fautes d'orthographe, l'exécuteur en chef a noirci huit «carnets de condamnation» et six «carnets d'exécution», ainsi désignés sur les étiquettes avec les dates tracées à l'encre rouge : «1885 à 1910.» Des croix rouges au crayon de couleur signent les «exécutés», des croix bleues les «commués», et les procès annulés sont rayés : «Cassé pour vice de forme.» Le rouge pour le sang. Le bleu pour la grâce.
Recopieur de chroniques judiciaires des journaux au départ, Anatole Deibler devient spectateur des procès d'assises, et ses relations d'audiences plus littéraires, avec une déférence appuyée pour les hommes de loi, de médecine et de religion. Et des commentaires personnels peu amènes sur les accusés. Comme si Anatole Deibler, qui a rechigné à perpétuer la tradition familiale, cherchait à se confronter aux horreurs perpétrées et aux noirceurs de ses futurs clients avant de se livrer à sa sale besogne qu'on appelait hautes oeuvres.
Sur les pages jaunies de 1906, 1907 et 1908, le trancheur de têtes désoeuvré sous la poussée des abolitionnistes a noté «Néant». Et dans la marge, «pendant trois années, essai de la suppression de la peine de mort». Puis Anatole Deibler a continué à raccourcir bandits de grands chem