Menu
Libération
Interview

Taubira: «Je suis dedans, mais je mène pas mal de batailles…»

La garde des Sceaux défend son bilan et dit ferrailler pour imposer ses réformes.
La ministre française de la Justice Christiane Taubira lors d'un discours à Coulaines le 19 décembre 2014 (Photo Jean-François Monier. AFP)
publié le 5 janvier 2015 à 19h36

A quoi joue Taubira, s'interrogeait Libération en une mardi ? Frondeuse de l'intérieur ou leurre politique ? Au panthéon des personnalités de gauche depuis qu'elle a mené la bataille du mariage pour tous, la garde des Sceaux, 62 ans, cultive sa singularité au sein d'un gouvernement qui s'éloigne pourtant de plus en plus de sa doxa politique.

Depuis la Guyane, la ministre de la Justice, Christiane Taubira, a répondu vendredi aux questions de Libération.

Dedans, dehors… On a l’impression que vous optez pour une posture d’équilibriste au sein du gouvernement. Où êtes-vous en fait ?

Je ne suis pas dehors. Quand on appartient à un gouvernement on y est pleinement. Il y a des règles de base et il faut les accepter. La loyauté en est une : envers le Président car tout émane de lui. Envers soi-même aussi : quand je serai en conflit avec moi-même, je partirai. Pour le reste, il ne faut pas se brider inutilement. Je suis dedans, mais je mène pas mal de batailles internes… Il y a eu la réforme pénale, qui était régulièrement remise en cause, j’ai dû sans cesse revenir à la charge, comme pour la loi Macron plus récemment.

Justement, à propos de la réforme des professions du droit réglementées, avez-vous l’impression de l’avoir emporté face aux projets d’Arnaud Montebourg puis d’Emmanuel Macron ?

Franchement, vous avez vu d’où on vient ? D’une stigmatisation publique et sans discernement de certaines professions, de la volonté de supprimer l’acte authentique, d’instaurer une liberté d’installation totale… Dès juillet, j’avais été très claire avec les professionnels : je ne mènerai pas de bataille publique, je ne donnerai pas l’image de ministres qui s’affrontent, mais je ferai valoir mes convictions en interne. Ce que j’ai fait : j’ai dit que les notaires ou les huissiers avaient une mission de service public et que l’Etat devait assurer sa mission de contrôle.

On vous reproche aussi votre discrétion après la mort de Rémi Fraisse. Alors que le ministre de l’Intérieur Cazeneuve était mis en cause, vous avez réagi par un tweet.

En quittant ce ministère, j’aurai une grande fierté : avoir mis un terme aux interventions permanentes de l’exécutif commentant les affaires, expliquant les procédures. Ce n’est pas au ministre de le faire, mais au procureur chargé de l’enquête. C’est vrai pour Sivens comme pour Dijon, Nantes, Joué-lès-Tours. Je me suis fixée cette éthique en tant que garde des Sceaux. Si mes collègues ne se rendent pas compte que ce gouvernement aura ainsi introduit un bouleversement majeur… Dans le cas de la mort de Rémi Fraisse, le procureur a très vite ouvert une information judiciaire. Bernard Cazeneuve a été mis en cause, il s’est exprimé. Quant à mon tweet, je l’ai écrit car j’ai estimé qu’au bout d’un moment, il y avait un minimum de choses à dire. Et pour moi, ce minimum concernait Rémi Fraisse et sa famille.

Au gouvernement, êtes-vous une «icône» chargée de rassurer les électeurs de gauche ou pouvez-vous réellement peser ?

Il faut regarder ce qui a déjà été fait. La réforme pénale, ce n’est pas rien ! Depuis l’abolition de la peine de mort, la société n’avait pas réfléchi au sens de la peine. C’est une réforme profonde, même si ça ne se voit pas encore aujourd’hui.

Allez-vous à nouveau tenter d’aligner le statut des procureurs sur celui des juges du siège, ce qui renforcerait leur indépendance et nécessiterait une réforme institutionnelle ?

Ce n'est pas de ma faute si cette réforme n'est pas votée : l'opposition n'en veut pas [une réforme institutionnelle nécessite un vote des trois cinquièmes du Parlement, ndlr] mais je vais réessayer, je n'arrête pas de tanner tout le monde là-dessus. Le gouvernement doit mener cette bataille, montrer que la gauche et la droite n'ont pas la même conception de la justice : la gauche accepte que, dans un Etat de droit, la magistrature ait les mains libres. La droite, elle, pense que les magistrats sont trop politisés, trop syndiqués. Montrer cette distinction est indispensable, quitte à se casser la figure dessus.

Réussirez-vous à réformer la justice des mineurs ?

Je ferraille. Cette réforme est indispensable, elle est d’ailleurs demandée par les professionnels de la justice. L’ordonnance de 1945 qui régit la justice des mineurs a été modifiée 37 fois et contient désormais des procédures contradictoires, illisibles. Le Président s’y est plusieurs fois engagé : il faut réaffirmer la spécificité des juges pour enfants, rendre plus efficace la justice des mineurs. Je ferai tout pour convaincre.

Avez-vous encore un espoir d’abroger la rétention de sûreté, créée sous Sarkozy et qui permet d’enfermer un homme toujours jugé dangereux, même après sa peine ?

En droit comme en philosophie, je ne vois pas comment on peut la justifier dans une démocratie. C’est faire croire aux citoyens qu’il y a une solution miracle au crime. Je n’ai jamais eu d’ambiguïté là-dessus : il faut abroger la rétention de sûreté. Une mission réfléchit à la refonte du code des peines, j’attends ses conclusions en novembre 2015.