Le rassemblement avait été annoncé pour 18 heures mais une heure plus tôt, les étudiants en journalisme de Paris-VIII avaient déployé leur banderole de soutien à la liberté de la presse. Et ils n'étaient pas seuls. Déjà, la place se remplissait à grande vitesse, de jeunes, de vieux, de gens. Deux heures plus tard, ils étaient près de 35 000 pour rendre hommage aux victimes de la tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo.
Il y a des autocollants «Je suis Charlie» sur les manteaux et les doudounes. On a bricolé des panneaux en carton avec des unes de l'hebdomadaire. La foule brandit des stylos et des cartes de presse. «Charb, homme libre», dit un panneau. Mathilde est étudiante en management et présidente de l'antenne du réseau La Fabrique de son université. «On a reçu beaucoup d'appels de gens qui voulaient savoir ce qui se passait et où.» Alors Mathilde a fait chauffer l'imprimante et produit des dizaines de stickers «Je suis Charlie». «Il y a trois ans, raconte-t-elle, j'avais assisté à une conférence avec Charb. On avait dîné avec lui après. Ça joue dans l'émotion.»
L'émotion. Géraldine est au bord des larmes. Elle ne lisait «pas du tout» Charlie Hebdo. Mais manifestement, ce n'est pas la question. «Cabu, Wolinski, c'étaient des hommes libres. C'étaient des gens qui faisaient leur métier, des vieux de la vieille. C'est con de mourir comme ça. On meurt clairement pour des idées en France.»
«Besoin de beaucoup de liens»
«Attaque contre la liberté et la démocratie», «seule parole libre dans la presse», «pas un problème d'idées politiques mais un problème de tolérance, ce qui est bien plus fondamental»… Tous soulignent une forme d'évidence dans le fait d'être présents.
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On leur demande s'il y aura un avant et un après, ce que sera cet après. «J'ai peur de ce que ça va déclencher en termes d'extrémismes alors que l'on va avoir besoin de beaucoup de liens», dit Mathilde. Hadrien, militant au Mouvement des jeunes socialistes, est sûr que «cela va entraîner une libération des préjugés et une escalade. Le risque est déjà là. D'où l'importance de se réunir». Paul veut croire que «cela va nous rendre plus forts. Nous avions besoin de comprendre à quel point des choses comme la liberté de la presse sont précieuses». Mais il a tout de même «peur des amalgames entre ignorance et musulmans». Peur «d'un surcroît de haine».
Dans la foule, Jean-Louis Borloo, venu «en citoyen», dit qu'on «mesure ce que veut dire la prise de risque». Pour l'après, il voudrait «que cela donne au moins une leçon de fraternité et qu'on ne se trompe pas de réaction».
Egalement présents, les syndicalistes. Beaucoup de drapeaux CGT sont visibles, et au milieu de la foule il n'est pas rare de voir des militants arborant des autocollants du syndicat. «La CGT défend la liberté d'expression, explique Michel, 43 ans. Mais nous sommes également ici pour dénoncer la politique du gouvernement, qui est indirectement responsable de tels actes. La guerre au Mali par exemple.»
Minute de silence
Sur la place de la République, de nombreux représentants de la génération Mai 68. «Quand même, on a grandi avec Hara Kiri», rappelle une femme. Sa voisine a imprimé une couverture de Charlie Hebdo et se l'est accrochée dans le dos. «Il faut résister contre les fascismes !» explique-t-elle
Au fur et à mesure que la nuit tombe, la place se noircit de monde. Impressionnée par la foule, la responsable d’une boutique de téléphonie mobile est obligée de tirer le rideau de fer.
Une émouvante minute de silence est respectée vers 18 heures, quelques minutes avant que le public, d'âges et d'origines divers, ne se mette à scander «Charlie, Charlie», sous des applaudissements nourris.
La même émotion parcourt le public quand des lettres de néon sont déployées pour former les mots «NOT AFRAID», toujours sous les applaudissements. «Nous n'avons pas peur.»
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par liberation
«Ça me bouleverse. C'est horrible qu'on puisse tuer des intellectuels à Paris, surtout un des seuls journaux pas contrôlés par l'Etat. Est-ce normal de tuer des gens pour des idées, parce que cela les dérange?», interroge Angèle, étudiante en lettres de 19 ans. Il faut venir ici dire ce qu'on pense et ne pas laisser le FN s'en emparer.» Pour Martin, 52 ans, «c'est très important de faire face à l'horreur. J'ai vécu sous la dictature militaire argentine, quand on a connu un tel régime, il faut venir planter gestes et paroles.».
Isabelle, 52 ans, militante CGT, explique que «cela laisse sans voix»: «C'est l'esprit critique, l'esprit de liberté qui est touché. Cela fait froid dans le dos. On est abasourdis.» Jean Dominique et Françis, professeur et syndicaliste, sont venus pour «syboliquement faire comprendre qu'ils [les terroristes] auront beau tuer tout ceux qu'ils veulent, on sera toujours là. On a été élevés dans l'idée de la liberté de la presse. Ce qui arrive là est une catastrophe. On n'a plus le droit de dessiner ce qu'on veut».
Marie, Isabelle et Bernard se disent «horrifiés». «C'est la sidération absolue. Tous ceux qui sont morts aujourd'hui sont des figures importantes, un état d'esprit critique, de liberté, aucun assujetissement à qui que ce soit. Il y avait un espace de pureté. C'est la démocratie qui est attaquée.»