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Portrait

Georges Wolinski ne bandera plus

Fusillade meurtrière à «Charlie Hebdo»dossier
Le dessinateur, âgé de 80 ans, était entré à «Charlie Hebdo» en 1969.
Georges Wolinski, le 29 mai 2012. (Photo Samuel Kirszenbaum pour Libération)
publié le 7 janvier 2015 à 18h50

Figure phare de la génération d’humoristes qui ont gravité autour du professeur Choron et de Cavanna à la fin des années 60, bousculant le moralisme pincé d’un pays catho dirigé par le vieux De Gaulle, Georges Wolinski est un des dessinateurs français les plus publiés. Il a été assassiné le 7 janvier 2015.

Le 6 juin 2012, nous avions publié son portrait, sous le titre «le jubilé du jubilant», aux premières lignes glaçantes. Le voici en intégralité.

Cette année on enterre Wolinski. Un hommage national lui sera rendu cet été à la BNF et deux anthologies de son œuvre seront en librairie. Ci-gît un dessinateur de presse qui commença à Hara-Kiri en 1961 et finit à l'Elysée, pour s'y voir agrafer une Légion d'honneur par Jacques Chirac. Mais «Wolin», comme l'appellent ses amis, n'est pas tout à fait mort puisque la semaine dernière il a eu le temps de nous confier ses dernières volontés. Sur sa tombe, il verrait bien gravé ce mot de Cavanna : «Wolinski, on croit qu'il est con parce qu'il fait le con, mais en réalité il est vraiment con.» Cependant, de tombe il n'y aura pas : Wolin préfère être incinéré. Sa femme Maryse trouve l'idée idiote : «Et on les dispersera où, tes cendres?» Réponse : «Tu les balanceras aux chiottes, comme ça chaque fois que tu t'assoiras sur ma tombe, je verrai ton cul.»

Wolinski n'est pas mort car il bande encore, mais peut-être pas autant qu'il le désirerait. Ses troubles de la fonction érectile viennent de nourrir en partie un livre de Maryse, Georges si tu savais… (Seuil), dans lequel le mari a découvert en particulier que sa femme adorée l'avait trompé. Certes, lui-même n'a pas été blanc-bleu. Pour faire bonne mesure, deux de ses filles, Natacha et Elsa, y sont allées récemment de leur propre déballage littéraire. Voici un cas remarquable de graphomanie familiale ! La pathologie est sans doute due aux gènes de Papa puisque celui-ci avait ouvert le bal dès 1978 avec une Lettre ouverte à ma femme (Albin Michel). En tout cas, les uns et les autres portent sur les livres des autres et des uns des jugements sans aménité : les repas de famille doivent être un peu rock and roll chez les Wolinski.

L'an dernier, le patron de la BNF, Bruno Racine, l'a invité à déjeuner pour lui tenir à peu près ce langage : si votre ramage se rapporte à votre plumage, alors on aimerait fort exposer vos dessins quai François-Mitterrand et au passage, peut-être accepterez-vous de nous en donner quelques-uns. Avec Martine Mauvieux, le dessinateur a fait un tri parmi les 20 000 dessins, affiches et croquis stockés chez lui. Il en a mis 10 000 en dépôt à la BNF et lui a fait don d'environ un millier. Cette plongée dans cinquante ans de carrière, effectuée au 18e étage d'une des tours de la bibliothèque, a réveillé chez Wolin quelques doux souvenirs. Celui par exemple du jour où il a fourgué à Cavanna sa toute première œuvre, une parodie en quelques planches du poème de Hugo Après la bataille, qu'il sait encore par cœur : «Mon père, ce héros au sourire si doux…», commence Wolin, l'œil embrumé. La parodie est amusante, mais le dessin fait plus penser à Albert Dubout, une de ses idoles, qu'au Wolinski canonique. C'est Cavanna, pour lequel Wolin professe la plus grande admiration, qui l'amènera à épurer son trait, à le rendre plus elliptique et corrosif, et à enfin trouver son style vers 1965-1966.

Wolinski a commencé par signer Georgie, comme l'appelait sa grand-mère. A l'époque, rue Choron, les camarades d'Hara-Kiri l'appelaient «Petit Wolin». Les survivants de la bande sont restés des frères. «La dernière fois qu'on s'est vus, c'était à un enterrement, se souvient Delfeil de Ton. Wolin était en costume-cravate, avec son ruban de la légion d'honneur. Avec Reiser, on l'aurait mis en boîte. Wolin aurait pris du plaisir à assumer.» Car il assume tout et le reste, lui qui a dit et répète fort lucidement : «On a fait Mai 68 pour ne pas devenir ce qu'on est devenus.» Surtout lui peut-être, qui n'a jamais craché ni sur une Jaguar ni sur un travail de pub. Il a longtemps attendu son Grand prix d'Angoulême, et quand il l'a eu, en 2005, il a confié : «Il ne me manque plus que l'Académie.» Delfeil : «Je suis à peu près sûr qu'il ne rigolait qu'à moitié. Mais maintenant ces cons-là ont mis une limite d'âge.» Wolin aura 78 ans fin juin : trois de trop pour la Coupole. Mais rien de rédhibitoire pour le Panthéon !

C'est sûr que ça grince un peu entre Wolinski et Delfeil de Ton, qui se sont succédé naguère à la tête de Charlie Mensuel. «Delfeil ne finit jamais rien, il est hargneux», grince Wolin. Delfeil : «Wolin aime la réussite sociale, la reconnaissance. Que sa maman puisse être fière de lui.» Et puis l'affaire Val-Siné a laissé des traces. Quand le premier a viré le second après la sombre histoire Jean Sarkozy, Wolin a pris le parti de Val, tandis que Cavanna, Willem et Delfeil ont défendu Siné. Mais les frères resteront frères. «Si Wolin est heureux, alors je suis heureux pour Wolin», assure Delfeil de Ton, qui va jusqu'à estimer que «dans ses meilleurs moments, il n'est pas loin du talent de Sacha Guitry».

On ne retracera pas ici la carrière de Georges Wolinski, né à Tunis, fils de Ziegfried mort assassiné en 1936, gauchiste en 68, «Roi des Cons», dessinateur pour l'Enragé, l'Huma, le Nouvel Obs, Libé et une palanquée d'autres journaux, amateur de jolies petites blondes à poil ou en culotte, et encore aujourd'hui pas mécontent de voir passer sous ses fenêtres (un appart très bourgeois du boulevard Saint-Germain) les petits culs des étudiantes de Sciences-Po. Le temps a passé. Presqu'autant que l'effervescence sur les campus américains, la provocation permanente de l'Hara-Kiri des années 60 a contribué à la révolution culturelle de 68. Mais aujourd'hui c'est terminé. Wolinski ne pourrait plus dessiner en couverture une petite fille pleurant : «Mon papa m'a violée !», avec à ses côtés le père qui proteste : «Mais elle était consentante!» Il y a des choses dont on ne rit plus, et il y en a plein qui continuent de faire pleurer. Récemment, Wolin était à Florence devant la Naissance de Vénus de Botticelli. Souffle coupé, il s'est assis sur un banc et ses yeux se sont embués.

Le Candide de Voltaire est son livre de chevet, mais on y trouve plus souvent ouvert un bon vieux polar. Il conchie l'art contemporain : «L'art n'aime plus la beauté.» Il doit encore trouver trois idées chaque semaine, car trois hebdos - Match, le JDD et Charlie - continuent de le faire travailler. Lever vers 7 h 30, lecture de la presse, déjeuner, sieste, apparition surnaturelle de l'idée vers 16 heures ou 17 heures, dessin, dîner. Les humoristes professionnels ne sont pas des gens comme les autres : chaque matin, ils doivent se verser une bouteille de vitriol sur le crâne et, le soir venu, ils se mettent au lit fatigués d'eux-mêmes et bouffis d'orgueil.

Le cœur et la prostate ne sont pas dans une forme éblouissante, le diabète se fait insulinodépendant, mais le ciboulot est en état de marche. Les détracteurs de Wolin ne seront pas étonnés de trouver dans le catalogue de son expo des éloges écrits par Franz-Olivier Giesbert, vieille connaissance, et l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco, femme de l’éditeur de sa femme. Pas plus qu’ils ne s’étonneront d’apprendre que Wolinski n’est pas fichu de se servir d’Internet. Au fait, sa fiche Wikipédia est vraiment très lacunaire. Il faudrait que quelqu’un se dévoue.

Georges Wolinski en 6 dates

29 juin 1934 Naissance à Tunis.

1960 Rencontre Cavanna.

1968 Fonde l'Enragé avec Siné.

1971 Epouse Maryse.

2005 Légion d'honneur.

2012 Expo à la BNF.