L'impression terrible d'un disque rayé, d'une histoire sans fin, d'un acharnement qui n'en finit pas, et au bout une vie qui ne sait plus comment s'éteindre. Mercredi, c'était le cinquième rendez-vous judiciaire dans l'affaire dite Vincent Lambert, cet infirmier en état végétatif depuis six ans à la suite d'un accident de moto. Une audience s'est à nouveau tenue, cette fois-ci à Strasbourg, devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Les juges doivent trancher le conflit entre son épouse, Rachel, qui souhaite le «laisser partir» en application de la loi Leonetti, et ses parents qui refusent l'arrêt de l'alimentation et de l'hydratation artificielles, considérant que c'est un traitement «indigne et inhumain».
Ce sont les parents, ainsi qu’une sœur et un demi-frère de Vincent Lambert, qui avaient saisi la cour, en juin. Ils contestaient la décision du Conseil d’Etat qui venait d’autoriser l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation du patient. Leur requête avait conduit la CEDH à suspendre dans l’urgence cette décision le jour où elle a été prise, le temps de mener sa procédure.
D’ordinaire, cette dernière peut durer plusieurs années, mais la Cour européenne a alors accéléré le rythme pour cette affaire, vu l’urgence. Son instance suprême, la grande chambre, a ainsi été saisie directement pour se prononcer sur la conformité de la décision de la plus haute juridiction administrative française avec la Convention européenne des droits de l’homme.
Visage las. Mercredi, en tout début de matinée, les 17 juges sont arrivés dans la grande salle de la CEDH. Rachel, la femme de Vincent, était déjà assise, le visage las. Et de l'autre coté, la mère de Vincent. Toutes les deux, sans un mot, ni un regard. Pouvait alors commencer l'éternel échange d'arguments et de convictions.
C'est l'agent du gouvernement français, François Alabrune, qui a commencé. Reprenant presque mot à mot l'argumentaire de la décision du Conseil d'Etat. «C'est une affaire douloureuse et inédite, a-t-il répété. C'est l'attitude vis-à-vis d'un patient qui est maintenu artificiellement en vie. La question qui nous est posée : est-ce que l'arrêt de l'alimentation et de l'hydratation artificielles constitue une atteinte à la vie et une atteinte dégradante et inhumaine ? Je vais vous montrer que la loi française de 2005 a été bien appliquée, et qu'elle est conforme à nos principes.» D'abord, a-t-il rappelé, «la loi de 2005 ne concerne pas seulement les patients en fin de vie». Puis il a expliqué que la loi Leonetti concerne «tous les traitements, y compris l'alimentation et l'hydratation artificielles. Ces derniers reposant sur des prescriptions médicales, ce ne sont pas des soins… Et d'ailleurs, la France n'est pas la seule à les qualifier de traitement, et donc comme tout traitement ils peuvent être arrêtés, selon le principe du refus de soins déraisonnables».
Ambiguïté. Revenant à l'histoire de Vincent, il a repris les recommandations des experts, saisis par le Conseil d'Etat : «Dans cette affaire, Vincent est dans un état végétatif, il a une dégradation de son état de conscience, des lésions cérébrales graves et étendues, des atteintes irréversibles. Le Conseil d'Etat en a conclu que le maintien de l'alimentation et de l'hydratation ne visait qu'à le maintenir artificiellement en vie.» Enfin, il a rappelé que le Conseil d'Etat avait démontré que, d'après plusieurs témoins, Vincent ne voulait pas vivre dans cet état. Reste que ce juriste a voulu faire une distinction nette. «Ces arrêts de traitement ne constituent pas une décision de fin de vie, il s'agit de mettre un terme à des traitements que la personne refuse, ou que le médecin considère comme une obstination déraisonnable.» Et jouant un peu sur les mots, il insiste : «Il ne s'agit pas de donner la mort.» On touche là à l'ambiguïté de la loi Leonetti.
Puis, ce fut le tour des avocats des parents de Vincent. Et comme à chaque fois, ils ont choisi l'émotion. Pour eux, Vincent ne serait pas malade, mais handicapé, et sa vie n'est pas menacée. «Votre décision est importante, c'est la situation de 1 700 personnes en France qui se joue aujourd'hui. Vincent a 38 ans, il est dans un état de conscience altéré. Il est sorti du coma, il est sensible au son, il tourne la tête quand on lui parle, il y a un lien avec les visiteurs. Il n'a aucun médicament, sa situation est stable, elle pourrait même s'améliorer. Il y a deux jours, sa mère lui a fait goûter un peu de yaourt.» Des propos contredits par tous les médecins qui ont pris en charge Vincent. «Vous savez, les atteintes cérébrales ne sont jamais définitives, a poursuivi un des avocats de la mère de Vincent. Ses chances de récupération sont faibles, mais on ne peut pas dire inexistantes. Aucun signe de conscience d'un homme ne veut pas dire qu'il n'a pas de conscience.» Ou encore : «Vincent n'est pas en fin de vie, il fait partie des vivants, c'est une personne handicapée, il ne souffre pas. Vincent peut sortir de cet hôpital, aller en famille.» Et ajoute, avec force : «Le droit français interdit l'euthanasie et oblige à l'élaboration d'un projet de vie. On veut pratiquer sur lui une euthanasie qui ne dit pas son nom. Le seul projet qui le concerne est un projet de mort. Votre cour ne peut accepter que Vincent soit considéré comme un infra-homme, c'est la dignité de tous les handicapés qui est en jeu.» L'autre avocat des parents met en cause les propos de la femme de Rachel et la volonté de Vincent de «ne pas vivre cette vie-là». «Votre tâche est simple : le doute doit profiter à la vie. Des gens ont peur, si vous refusez notre requête, vous le condamnez à mort. Nous ne nous battons par pour un légume, nous nous battons pour un être humain.»
«Fin de vie digne». Les avocats de Rachel et d'un neveu de Vincent ont alors conclu. L'une : «Le droit à la vie implique un droit à une fin de vie digne. Vincent n'était pas proche des requérants, aucun tiers ne peut s'accaparer les droits d'un proche. Les droits et la volonté de Vincent ont été recherchés. Vincent est en état végétatif chronique, il n'est pas seulement handicapé, il est gravement malade. La loi lui est applicable. On comprend la douleur de ses parents, mais il a quitté ses parents depuis longtemps, sa vie privée n'appartient qu'à lui.» Et non sans force, elle ajoute : «Il est temps d'arrêter cet acharnement judiciaire qui se traduit par un acharnement thérapeutique, et de laisser partir Vincent.»
Quelques brèves questions. Puis une phrase du président de la grande chambre : «L'arrêt sera rendu ultérieurement, sans date précise.» Une nouvelle attente, en attendant une nouvelle décision judiciaire.