Dix ans après son arrestation, fin janvier 2005, à la veille d’un départ pour le jihad en Irak avec «la filière des Buttes-Chaumont», Chérif Kouachi, 32 ans est donc réapparu, attelé à son frère aîné Saïd, 34 ans, kalachnikov au poing, en cagoule et tenue noires, en train de mener la guerre sainte dans Paris. Lançant à la fin du massacre commis mercredi : «On a vengé le prophète Mahomet ! On a tué Charlie Hebdo !» Ils ont échappé à la surveillance des services de lutte antiterroriste qui les considèrent comme des bras armés d’Al-Qaeda. Dans leur Citroën C3 noire abandonnée rue de Meaux, dans leur quartier de prédilection du XIXe arrondissement de Paris, les enquêteurs ont découvert la carte d’identité de Saïd Kouachi qui a trahi leur identité mais aussi un chargeur de kalachnikov, une dizaine de cocktails Molotov et un drapeau jihadiste. Déduction d’une source proche de l’enquête : «Cela démontre leur radicalisation islamiste et laisse présumer qu’ils prévoyaient d’autres actions terroristes.»
«Montrer qu’il était un héros»
Orphelin dès l'enfance de ses deux parents immigrés d'Algérie, Chérif Kouachi, né en 1982 à Paris et élevé en foyer à Rennes, a passé un brevet d'éducateur sportif avant de gagner Paris. Il n'a jamais quitté l'Hexagone. Hébergé en 2004, avec son grand frère Saïd, chez un Français converti, avenue Ambroise-Rendu près de la porte de Pantin dans le XIXe arrondissement, ce livreur de pizzas a «plus le profil du fumeur de shit des cités que d'un islamiste du Takfir», selon Me Vincent Ollivier qui le défendait en 2005. «Il fume, boit, ne porte pas de barbe et a une petite amie avant le mariage.» Il a stoppé l'alcool au ramadan précédent et se définit alors comme «un musulman occasionnel». Il fréquente la mosquée Adda'Wa de la rue de Tanger, dans le XIXe, où il croise un petit prédicateur salafiste, Farid Benyettou, né le 10 mai 1981, jour de l'élection de François Mitterrand à l'Elysée. Benyettou connaît le Coran sur le bout des doigts, organise des «prêches» chez lui le soir et recrute des combattants islamistes pour le groupe du sanguinaire Abou Moussab al-Zarkaoui, rallié à Al-Qaeda. «Choqué» lui aussi «par l'intervention américaine en Irak et par les exactions des marines à Abou Ghraib», Chérif Kouachi devient un émule ou «un élève» de Farid Benyettou, et bascule dans l'islam radical. «L'effet de groupe l'a conduit à vouloir montrer qu'il était un héros sans en mesurer les conséquences. Il sait que la plupart des Français partis en Irak ont été tués», excuse alors Me Ollivier (lire Libération du 21 février 2005). De juillet à octobre 2004, trois d'entre eux, tous du quartier, y ont laissé leur vie. Dix autres des Buttes-Chaumont sont en partance ou déjà partis.
Un film amateur tourné en 2004 par une association du XIXe arrondissement et diffusé dans Pièces à conviction en 2005 sur France 3 montre Chérif Kouachi en «fan de rap, plus prêt à profiter de la vie et des jolies filles que d'aller à la mosquée», explique la journaliste. Dans le reportage, Chérif Kouachi explique les enseignements que lui a inculqués Benyettou : «Farid m'a dit que les textes donnaient des preuves de bienfaits des attentats-suicides. C'est écrit dans les textes que c'est bien de mourir en martyr.» Il confie sa «peur» mais, «grâce aux conseils de Farid, [ses] doutes s'estompaient». Son libre-arbitre aussi : «C'est évident que Farid m'a influencé dans mon départ dans le sens où il donnait une justification à la mort prochaine.» Dans Pièces à conviction, un éducateur social qui suit alors Kouachi en détention dit que celui-ci a conscience de s'être fait «rouler dans la farine» par son mentor et «s'est embringué dans quelque chose qu'il n'a pas maîtrisé, sans s'en être aperçu».
«Le jihad, c’est solitaire»
Convaincu par Benyettou, Chérif Kouachi se prépare alors pour la guerre avec son coéquipier Thamer Bouchnak, un Tunisien du quartier, 22 ans, qui revient de l'institut coranique Abou Nour à Damas en Syrie, où son passage a été un fiasco selon un enquêteur à l'époque : «Il ne parle pas arabe et se retrouve marginalisé. Pour lui, le jeune des banlieues françaises, c'est le choc des cultures.» Revenu dans le XIXe, coursier puis livreur d'un traiteur chinois, Thamer Bouchnak économise 8 000 euros pour payer son billet aller-retour entre Paris et Damas ainsi que celui de son pote Chérif Kouachi, rencontré aux prières chez Farid Benyettou. Benyettou leur ordonne de garder le secret car «le jihad, c'est solitaire».
Côté entraînement, les deux futurs moudjahidin en Irak courent dans le parc des Buttes-Chaumont et font «un jogging dans un stade sous la pluie». Côté militaire, Bouchnak rencontre vite fait à la sortie d'une bouche de métro du XIXe un inconnu qui, selon un enquêteur, lui «explique à partir d'une planche de croquis le fonctionnement d'une mitraillette, d'une kalachnikov et lui mime comment tenir l'arme, la charger et l'actionner». Thamer Bouchnak est censé transmettre cet enseignement rudimentaire à Chérif Kouachi.
L'avion pour le jihad doit décoller le 25 janvier 2005 à 6 h 45. Direction l'Irak via Damas, après une veillée de prières chez Benyettou. Une fois en Syrie, «un garçon de 14 ans doit les attendre à l'aéroport, les emmener acheter une kalachnikov à 200 euros, puis leur présenter des passeurs qui vont les acheminer en Irak». Mais plus la date du départ approche, «plus Chérif Kouachi a la trouille», raconte à l'époque Me Ollivier. La DST étant sur le qui-vive depuis plus de six mois, Benyettou, Bouchnak et Kouachi sont interceptés juste avant leur voyage. Tous les trois sont coffrés pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste», accusés par le procureur de la République d'appartenir à un «réseau ayant pour objet l'envoi de jeunes gens de nationalité française pour combattre en Irak» et ayant «fomenté des projets d'attentats sur le territoire national contre des intérêts français et étrangers».
Sur la pertinence d'une action sur le sol français, la bande des Buttes-Chaumont était divisée. A en croire l'un de ses membres, Kouachi la ramène énormément et se montre virulent : «Chérif m'a parlé de casser des magasins de juifs, de les attraper dans la rue pour les frapper. Il ne parlait que de cela et de faire quelque chose ici en France avant de partir.» Contre deux restaurants tenus par des membres de la communauté juive rue Petit, vers la porte Chaumont, à deux pas de chez lui. Or, pour son avocat qui minimise, le fragile Kouachi, soucieux de ne pas passer pour un lâche, aurait juste évoqué une hypothétique vengeance contre un commerce juif qui l'avait «viré». Me Ollivier retouche alors la carrure du tandem Bouchnak-Kouachi : «Le ministère public essaie de les relier à Ben Laden et Al-Zarqaoui. Mais ce ne sont que deux jeunes de 22 ans qui ont pris un billet pour la Syrie, avec un retour. D'ailleurs, Chérif Kouachi ne cesse de remercier la justice de l'avoir mis en prison. Depuis, une boule a disparu de son ventre.»
Musculation et gymnastique en prison
Interrogé par la DST, Chérif Kouachi assume son e ngagement aveugle, embrigadé par «l'émir» : «J'étais prêt à mourir en me battant. J'ai eu cette idée lorsque j'ai vu les injustices montrées par la télévision par rapport à ce qui se passe là-bas. Je veux parler par là des tortures que les Américains ont infligées aux Irakiens.» La tentation du jihad a bien failli le transformer en chair à canon. A l'en croire, le livreur de pizzas ne voulait pas réellement mourir à 22 ans. Mis en examen le 29 janvier 2005 pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste», Chérif Kouachi est emprisonné. C'est entre les murs de Fleury-Mérogis, puis de Fresnes que ce garçon pas très épais pratique le sport à haute dose, musculation et gymnastique, un véritable entraînement. Il épouse le 1er mars 2008 une puéricultrice qui travaille dans une crèche, porte le voile intégral et a fait le pèlerinage à La Mecque. Son frère Saïd est son seul témoin. Puis, le même mois, Chérif Kouachi comparaît libre, avec six autres coreligionnaires des Buttes-Chaumont, devant le tribunal correctionnel de Paris. D'après le compte-rendu d'audience de l'Agence France-Presse, le procureur Xavier-Rolai brocarde Thamer Bouchak et Chérif Kouachi qui, à ses yeux, «recommenceraient sûrement demain s'ils pouvaient». Il réclame trois ans d'emprisonnement contre le duo. Chérif Kouachi est finalement condamné à cette peine mais réduite de dix-huit mois avec sursis. Il ne retourne donc pas en détention.
Le lien avec Al-Qaeda
A ses côtés, un dangereux jihadiste du quartier, Boubakeur el-Hakim, écope de sept ans ferme. Son frère Redouane el-Hakim a été tué dans les combats de Falloujah au nord de Bagdad. Déjà aguerri et indemne, Boubakeur a, pour sa part, été arrêté par la police syrienne lors de son retour d’Irak (où il a acquis de solides compétences militaires et terroristes), d’où il a été expulsé et renvoyé vers la France.
Né en 1983 à Paris, Boubakeur el-Hakim a grandi lui aussi dans le XIXe arrondissement, a entamé des études de comptabilité, rapidement abandonnées, avant de se reconvertir comme vendeur sur les marchés. Puis de rejoindre, à 20 ans, les rangs du jihad anti-américain en Irak. Filmé à l'époque dans un camp d'entraînement, ce costaud à la longue barbe annonce qu'il «veut tuer tous ceux qui veulent tuer l'islam» et exhorte ses camarades parisiens du XIXe arrondissement à le rejoindre. Expulsé en France une fois sa peine purgée, le fanatique réapparaît en Tunisie et assassine, en décembre 2013, deux opposants aux islamistes : Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Agé aujourd'hui de 31 ans, Boubakeur el-Hakim est l'homme le plus recherché de Tunisie.
Aux yeux du spécialiste de l'islam radical Jean-Pierre Filliu, questionné par l'AFP, «Boubakeur el-Hakim représente le lien entre les frères Kouachi» et un groupe terroriste islamiste. Il suppose que «El-Hakim et, sans doute, Chérif Kouachi ont rejoint à leur sortie de prison les réseaux irakiens d'Al-Qaeda». En 2010, Chérif Kouachi replonge dans l'Hexagone, suspecté d'avoir donné un coup de main pour monter le projet d'évasion d'une prison française de Smaïn Aït Ali Belkacem, l'artificier des attentats islamistes de 1995 à Paris.
«Un clan familial»
Dans l'ombre de son cadet, Saïd habite depuis 2013 à Reims dans le quartier de la Croix-Rouge avec sa femme voilée et son enfant en bas âge. «Discret et gentil», selon ses voisins (lire Libération.fr), il n'a jamais été condamné ni emprisonné. Pour un policier, «c'est un clan familial», soudé par les liens du sang. Mais le «meneur» dans l'action, c'est Chérif. Le plus jeune a-t-il entraîné l'aîné à l'étranger sur des terres de jihad ? Selon nos informations, les services de renseignement français n'ont pas trouvé trace des frères Kouachi en Syrie. Mais d'autres sources évoquent un possible entraînement militaire de Chérif et Saïd Kouachi au Yémen. En tout cas, pour les officiers de renseignement, l'attentat des deux frères a été «commandité» non pas par l'Etat islamique, mais «à 100% par Al-Qaeda».