Menu
Libération
Reportages

A Nantes, Lille et Toulouse, des marches massives pour la «Charliberté»

Fusillade meurtrière à «Charlie Hebdo»dossier
Samedi après-midi dans les rues de Nantes (Photo Jean-Sébastien Evrard. AFP)
publié le 10 janvier 2015 à 17h36

A Nantes, «Je suis resté anesthésié deux jours»

A Nantes, quand la tête du cortège arrive place du Commerce, terme de la manifestation d'hommage aux victimes des terroristes, les derniers ne sont pas encore partis. Le directeur départemental de la police improvise alors un allongement au trajet. Lui est à pied, les lunettes trempées, mais sa 508 officielle, vitres teintées, précède le cortège. «Et c'est bien la première fois que le préfet vient nous serrer la main au début de la manif», dit Jean Brunacci, coorganisateur au nom de Solidaires. «Il n'y a pas de banderoles, c'est dense, ça doit faire plus de 50 000 personnes», dit un membre de la Ligue des droits de l'homme. La préfecture comptabilisera au final plus de 75 000 personnes.

La marche est le plus souvent silencieuse. Ceux qui n'ont pas photocopié «Je suis Charlie» l'ont écrit au stylo sur un bout de carton épinglé au revers du manteau. La banderole en tête clame «Vivons libres égaux et solidaires». «On a repris la banderole du 21 avril 2002 [quand Jean-Marie Le Pen avait accédé au 2e tour de la présidentielle, ndlr]», dit un membre de la LDH qui regrette le manque de valeurs mises en avant dans ce défilé muet.

Sous une petite pluie fine, des salves d’applaudissements spontanés retentissent comme un crépitement d’orage, reprises par effet de vague le long du cortège. Sans slogan, juste pour le sentiment d’être ensemble.

«Je suis resté anesthésié deux jours, Mais après la sidération et le deuil nécessaire, il va falloir retrouver le sens du débat», dit Franck, professeur. «Charlie, c'est un peu toute notre jeunesse, confient Madeleine et Mireille, toutes deux retraitées. Et on écoutait Bernard Maris à la radio. On se devait d'être là, la liberté d'expression ayant été touchée. Bon pour l'instant, on n'entend pas trop de voix discordantes mais ça va venir, sur le racisme, l'ordre…» «J'ai appris à rigoler avec Hara-Kiri, dit Alexandre cadre commercial dans une imprimerie. Ça me touche d'autant plus que ceux qui ont voulu tuer un journal ont été tués dans une imprimerie… Mais ce qui s'annonce, c'est le discrédit envers une communauté musulmane qui n'en a déjà pas besoin.»

Un drapeau bleu-blanc-rouge dépasse, mais son porteur n’a pas osé le déplier. Un drapeau rouge reste roulé autour de son manche. L’un a sorti son tee-shirt de Siné Hebdo, l’autre arbore la une de l’Huma. Les libertaires ont boudé cette marche. Un ancien élu socialiste s’est contenté d’un badge «Antiraciste de souche». Peinte sur un drap, une phrase de Rousseau claque : «Renoncer à sa liberté c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité et même à ses devoirs.»
Des crayons levés, des «Je suis Charlie» en arabe, en russe, en espagnol, des pancartes «Les musulmans sont nos amis», et «Touche pas à ma république»... La tête de cortège entonne le Chant des partisans et clame «Charliberté !». «Pas très impertinent, tout ça, commente un manifestant. Faut dire qu’on est sous le choc. Et on n’a pas leur talent.»

N. D. L. C. (à Nantes)

A Toulouse, «se rassembler sans se ressembler»

Cent mille personnes selon la police ont défilé à Toulouse. Ce chiffre record dépasse celui de la manifestation qui avait suivi la catastrophe AZF, en 2001. Au départ du cortège, sur les allées Jean-Jaurès, la foule est tellement dense que les pompiers interviennent pour évacuer quelques personnes prises de malaise. L’ambiance reste détendue.

La tête de manif franchit le pont des Catalans tandis que la queue décolle à peine de la place Wilson, à plus de 2 kilomètres. «Ce jour est un point de repère émotionnel dans ma vie, dit Paul, 21 ans, étudiant. Il faut profiter de ce moment pour changer radicalement de méthode entre nous.» «C'est une obligation, ajoute son copain Océan, 21 ans. Ce drame est arrivé à un moment de questionnement et de dégoût sur notre manière d'être.»

Que faire maintenant? Cette question émerge spontanément dans beaucoup d'échanges entre celles et ceux qui marchent. Marie, Célia, Noémie et Camille sont elles aussi étudiantes. Toutes les quatre s'accordent pour dire qu'il faut «profiter de ce drame terrible pour remettre tout à plat. Comme dans une réunion de famille après un deuil».

En tête le camion sono diffuse une interview de Cabu. La voix douce du dessinateur plane au-dessus du cortège. Sadia, 40 ans et Asna, 24 ans arborent le foulard vert des scouts musulmans de France. «Cette manifestation nous prouve qu'on peut se rassembler sans se ressembler. Allons de l'avant à partir de ça», s'exclament-elles. Alain, journaliste retraité de l'Humanité pense qu'il faut désormais «réfléchir sur les valeurs nouvelles de solidarité du XXIe siècle».

Trois heures après son départ la manifestation n’arrive pas vraiment à se disperser. Au fil du parcours des groupes se rassemblent et continuent de discuter. Beaucoup se retrouvent devant la façade du Capitole où sont placardés dessins, poèmes et une multitude de «Je suis Charlie».

J.-M. E (à Toulouse)

A Lille, «ce ne sont pas les musulmans qui m’inquiètent, mais la connerie»

Elle tient à la main un énorme crayon à papier. Elle ne veut rien dire et ne veut pas donner son nom. «Je ne peux pas parler. Trop de choses qui remontent. Je suis un peu plombée.» Cette inspectrice du travail en fin de carrière parle quand même, les larmes aux yeux. «Ils nous ont tué des Coluche.» Une jeune fille à côté : «Il y a tous les autres morts aussi.» L'inspectrice regarde la foule compacte qui attend le départ de la marche : «J'espère que ce sera plus qu'un moment. Qu'il y a aura une réflexion, après.» Des applaudissements démarrent dans un coin et enflent dans la foule. C'était samedi à 14h30, entre bourrasques et pluie, devant l'hôtel de ville de Lille, au départ de la marche organisée par le Club de la presse et «les forces républicaines du Nord Pas-de-Calais». Des élus portent les noms des journalistes morts. Martine Aubry porte celui de Cabu. Le Nordiste Patrick Kanner, ministre de la Ville est juste à côté d'elle. Des journalistes de la région portent la banderole noire «Je suis Charlie». Un jeune homme marche seul avec un drapeau tricolore ceint d'un ruban noir.

Des musulmans sont présents.  Nadjib Zebali, ancien adhérent socialiste et ancien conseiller municipal à Roubaix : «On est là pour la bonne cause. On n'accepte pas. C'est un devoir de citoyen d'être là.» Venu avec lui, Hafid Mezdour dit qu'il n'est «pas Charlie»«J'étais fan de Wolinski, de Cabu. Et avant, mon préféré c'était Reiser. Je suis solidaire, pour la liberté de la presse, mais n'aimais plus Charlie depuis longtemps, ils mettaient de l'huile sur le feu. J'ai été lecteur de Charlie Hebdo jusqu'à l'arrivée de Val.» Son ami Mebarek Serhani, cadre territorial, ex-UMP, toujours «séguiniste», et fils de harki, est, lui, «Charlie». «Charlie Hebdo est un condensé de l'esprit français, un symbole de l'histoire de France, de la liberté chèrement acquise.» Il espère qu'il y aura un «après»«que les responsables politiques arrêteront de faire de la surenchère»«Nous devons imaginer une meilleure manière de "faire France" dans une société qui a changé.» À leurs côtés, Husamettin Sevkan, ancien président de la mosquée turque de Roubaix, lui aussi «pas du tout Charlie», mais qui «condamne tout acte terroriste, et là en tant que Français comme les autres».

Margo, 18 ans, est «inquiète de voir que des gens tuent avec tant de facilité», et «pour des idées que je ne comprends pas». Elle ajoute : «Ce ne sont pas les musulmans qui m'inquiètent. Ce qui m'inquiète c'est la connerie. Ceux qui n'ont pas les armes pour s'exprimer et se retranchent dans l'extrémisme». Esma, auxiliaire de vie, et Nadia «aide médico-psychologique», voilées toutes les deux, tiennent une pancarte «pas en mon nom»«Ce n'est pas facile de venir. Certains sont venus nous prendre dans leurs bras, d'autres nous ont regardés de travers. On est là pour dire qu'on n'est pas d'accord. Pas pour nous justifier.»

«Un dessein vaut mieux qu'un long discours», a écrit Luc, patron à la retraite, sur sa pancarte. Il dit qu'il est là parce qu'il est «Français» et aimerait «qu'on partage une façon de vivre en commun». Il ajoute : «Il y en a qui viennent, et qui ne veulent pas s'intégrer». Et encore : «Il y en a qui profitent du système.» Il n'en dira pas plus, mais précise qu'il n'aimait pas Charlie Hebdo, et n'est «ni bête  ni méchant».

Un peu plus loin, une femme voilée trouve qu'il y aurait «beaucoup à redire sur la liberté d'expression» puisqu'on ne veut pas «laisser s'exprimer un humoriste». Référence à Dieudonné. «Je ne sais pas si vous allez l'écrire dans votre journal, ça», dit-elle.  Linda et Hélène, profs toutes les deux, portent deux badges : «Je suis Charlie» et «Je suis Ahmed».

H. S. (à Lille)