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Libération
TRIBUNE

Non, ce n’est pas l’état de guerre

publié le 10 janvier 2015 à 17h36

La tuerie de Charlie Hebdo a provoqué un séisme sans doute inédit dans l'histoire française et des répliques sont déjà à l'œuvre. Les grandes peurs qui succèdent à de terribles épreuves collectives portent en elles la potentialité de revitaliser l'ambitiond'un mieux vivre ensemble et ce qui l'escorte, la solidarité et la tolérance. Mais elles peuvent aussi diffuser son miroir inversé, le soupçon, l'irrationnel, l'intolérance, et sa version la plus agressive, la haine.

Nous guettons tous avec attention des signaux dans les mots de ceux qui sont en responsabilité, qu’ils soient des représentants religieux, politiques, ou autres, en somme la volonté de nous convaincre qu’ils ont entendu l’injonction, qui leur est faite et qui nous est faite, de rehausser notre exigence de rassemblement. Ceci suppose de lutter contre les forces obscures, celles que les terroristes veulent animer - c’est leur piège diabolique -, celles qui provoquent la désagrégation de la Nation en stigmatisant une communauté.

Cette injonction qui est faite aux responsables, nous devons tous espérer profondément qu’elle soit entendue car elle est une invitation au courage et peut-être à surmonter ce qui intoxique l’intérêt public, c’est-à-dire la tyrannie de petits agendas privés, personnels, catégoriels, dont en France nous connaissons bien les tristes partitions.

Ce que les rassemblements spontanés nous disent c’est aussi peut-être en creux la nostalgie de beaucoup de Français de renouer un lien de confiance avec ceux qui sont en charge de les représenter, de remailler aussi des liens écrits avec l’encre du respect, de la compréhension pour l’autre, tout ce que l’aggravation de la précarité, l’inquiétude face aux différentes menaces, la valorisation des stratégies individualistes et son expression la plus perverse, le cynisme, contrarient chaque jour.

De ces peurs pourrait naître peut-être une exigence d’un mieux vivre, ce qui commande de la tolérance, de cesser d’être aveuglé par soi, tout ce que raillaient avec un immense talent les dessinateurs tombés au champ d’honneur de la République. Cela serait leur rendre hommage que de refaire vivre avec intensité et dans la lumière publique, les valeurs qui ont été parfois si gravement trahies. Et dont ils ont porté le drapeau, les immenses farceurs qu’ils étaient.

Un rehaussement de responsabilités aussi pour ceux qui dans l’ombre, sans le savoir ou avec perfidie, ont été les boutefeux, politiques compris. Ceux qui n’ont eu de cesse d’entretenir l’idée à bas bruit que dans chaque musulman, quoi qu’ils en disent, il y aurait un logiciel caché qui en ferait virtuellement toujours un apprenti sorcier, un ennemi de la République.

De ce point de vue il faut redire avec force que nous ne sommes pas en guerre et c’est le second piège. Le dire n’est pas mésestimer la gravité de ce qui s’est passé, ni même les menaces qui pèsent, c’est rappeler que cet abus de langage est lui-même lourd de menaces.

Qui n’a pas vu aux Etats-Unis que les rodomontades de Bush et la déclaration de guerre qu’il a faite au terrorisme international ont conduit à une sémantique qui a fabriqué des restrictions lourdes et parfois sournoises des libertés publiques aux Etats-Unis.

Non, nous ne sommes pas en guerre. Il n’y a ni ordre du jour, ni négociation possible et encore moins d’adversaire déclaré. Il y a des ennemis invisibles, fragmentés et qui veulent installer l’image de l’ennemi de l’intérieur.

Ainsi, la répétition obsédée du langage de la guerre porte en lui les germes d’une guerre civile latente et ce qui l’accompagne, un état d’exception qui ne dit pas son nom. La guerre obéit à des règles, le droit de la guerre et le droit dans la guerre, or le terrorisme n’en a cure des droits, il veut tous les assassiner.

Le terrorisme est bien sûr une immense menace pour nos démocraties et doit être évalué, prévenu et réprimé avec les outils de la démocratie, arbitrage d’une rare complexité, mais il est indispensable de résister à la peur et à l’émotion sans céder l’essentiel de ce qui nous unit.

Ainsi, installer la figure de l’ennemi, c’est nourrir ce qui déjà apparaît en creux à travers différentes actions violentes ces dernières heures contre les lieux de cultes musulmans. C’est faire muter la peur en défiance et en soupçons à l’égard de la communauté musulmane. C’est en faire pour les esprits les plus faibles et les plus manipulables tous des suspects. C’est aller à l’envers de la défense de notre laïcité, celle que les terroristes cherchent à atteindre en faisant voler en éclats sa légitimité et ses fondements.

De cette terrible épreuve il n’y aura pas d’effets mécaniques, mais des effets multiples alchimiques, une sorte d’infusion de nouvelles attitudes, des plus anonymes au plus responsables. L’issue de cette infusion est incertaine et il nous appartient à tous d’en faire dans sa sédimentation un vrai acte sincère, pas un feu de paille, de résilience collective d’une France qui en a particulièrement besoin.

Ils sont morts pour nous avoir fait rire ou réfléchir, ils nous somment de continuer bien sûr à nous moquer de nous-même, de nos travers, mais aussi de briser la fatalité de la décomposition sociale et de substituer aux eaux glacées des calculs égoïstes, les eaux chaudes de la fraternité et de l’unité.