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Libération
Chronique

Cabu et Wolinski, nos tours jumelles

publié le 11 janvier 2015 à 21h26

Cette fracture immédiate, en nous, ce matin-là, cette incrédulité, cette dissociation, ce cauchemar éveillé. Comme si deux chemins divergeaient. D’abord ce qu’on voit, ce qu’on apprend minute par minute, et puis ce qui est humainement imaginable. Comme si le cerveau avait forcément un temps de retard sur ce que voit l’œil. Ainsi s’écoulent ces minutes, comme s’écoulèrent, le 11 septembre 2001, les quelques heures qui séparent la simple première tour percutée par l’avion et le désastre accompli, irrémédiable.

La même chose ? Oui, la même chose. On est d'abord alertés par quelques tweets, fusillade à Charlie, comme apparut d'abord cette image anodine, presque inoffensive, d'un avion (de tourisme ?) qui avait percuté la tour. On branche par réflexe les chaînes d'info continue, qui divergent. Si iTélé annonce tout de suite dix morts, BFM se contente de donner quelques blessés. Comment pourrait-ce être grave ? Ils ont tant reçu de menaces, ceux de Charlie, ce ne peut être qu'une de plus, un fondu qui aura au maximum tiré sur la façade. Tout de même, ces dix morts, qui s'incrustent sur l'écran d'iTélé, qui y restent, ces dix morts dont on ne connaît pas encore les noms, noms qu'on se refuse à imaginer, des morts anonymes, des gardiens, des victimes indifférenciées peut-être, et ça dure ainsi, on voudrait que le temps reste ainsi suspendu, mais on sait qu'il n'en sera rien, qu'il faudra atterrir un jour ou l'autre.

Et puis soudain les noms. D'abord celui de Charb, le directeur. Il serait mort. Et puis non. Seulement blessé. Et puis finalement oui. Et soudain, dans la foulée, Cabu. Mort. De manière sûre. C'est l'effondrement de la première tour. Cabu ? S'effondrant sous nos yeux ? Pas Cabu, tout de même. Immortel, Cabu. Le Cabu de toujours. Ce grand Duduche, dans les pages de Pilote, qui avait pour copains Astérix et Obélix, Tanguy et Laverdure, et Achille Talon. Survécu à tout. Le Cabu de Duduche, de Catherine saute au paf. Ils ont eu Cabu ? Mais qui peut bien vouloir tuer Cabu ? Ils l'ont bien vu, Cabu ? Ils l'ont bien lu ? Et puis, quelques secondes après, la deuxième tour, Wolinski. Cabu et Wolinski. Deux morceaux d'histoire. Deux mythologies françaises. Les seuls survivants de la bande magique des Cavanna, Choron, Reiser, Gébé. Wolinski et ses dragueurs si joliment fourbes. Wolinski et ses amants drapés dans les plis des nuits blanches. Wolinski et ses petites nanas au pas si alerte. Les courbes des filles de Wolinski. Ces arrondis parfaits, tout droit surgis des années Pompidou. Comme on lui pardonnait tout ! Le grand écart entre Match et l'Huma, les pubs, tout. On l'a, notre 11 Septembre. Avec une très sûre science de la cible, les terroristes du 11 Septembre avaient visé l'orgueil de l'Amérique, les tours jumelles. Ce qu'ont atteint les assassins du 7 janvier, avec Cabu et Wolinski ? Une quintessence de l'esprit français, Voltaire et Marivaux bras dessus, bras dessous, avec un détour par l'Assiette au beurre, une incroyable délicatesse, l'incarnation d'une certaine insouciance.

Ah comme ils doivent rire, depuis. Comme ils doivent se gondoler, dans les nuages. Chercher machinalement la feuille, le crayon, pour croquer ces foules figées, avec leurs stylos. Et si ce n’était que les foules. Mais ce bourdon de Notre-Dame, ces officiels penchés sur les corps à peine refroidis, ces cellules de crise. Tous ces solennels, ces empesés, ces préfets au garde à vous, ces imams bedonnants, ces évêques, ces rabbins au coude-à-coude, ces Pujadas, ces caricatures vivantes, ces «toute la nation qui se recueille», ces cloches qui sonnent le glas, ces passants qui se prennent spontanément la main, penchés sur leur petite bande de rigolos, de dessinateurs de femmes à poil, leurs cadavres à peine refroidis. Et ces simagrées politiques, à propos de la manif d’hommage. Et l’ancien patron Val, qui sanglote de chaîne en chaîne qu’il aimerait avoir la foi. La foi ! Et Obama, et Merkel, qui signent les livres de condoléances. Et le secrétaire d’Etat américain, Kerry, qui les décrète journal martyr. Martyr ? Ils parlent de nous ? Tu crois qu’ils parlent de nous ? Et jusqu’à l’ancienne compagne de Charb, l’ex-ministre Jeannette Bougrab, qui déjà tente de pousser les cercueils au Panthéon. Salut les dessinateurs, les policiers et les autres.