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Récit

«Coulibaly nous a dit : "Voilà pour ceux qui tentent de se défendre"»

Retour sur la prise d’otages du Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, racontée par l’un des rescapés :
A Porte de Vincennes, vendredi. (Photo Sébastien Calvet)
publié le 11 janvier 2015 à 20h26

Il est 13 heures à Saint-Mandé ce vendredi : l'heure de faire les dernières courses avant le début du shabbat. Pour les juifs pratiquants, c'est un moment de repos et de recueillement, mais aussi l'occasion de bons repas en famille. Pour d'autres, comme Nessim et sa compagne Marie (1), 37 ans tous les deux, il s'agit tout simplement de faire quelques emplettes avant le week-end. Ce vendredi après-midi, les deux jeunes gens se sont rendus au magasin Hyper Cacher, avenue de la Porte de Vincennes. La supérette est installée au rez-de-chaussée d'un petit immeuble, en bordure du périphérique. «Elle avait ouvert il y a seulement deux ou trois ans et avait acquis une bonne réputation, témoigne un riverain, client occasionnel. La clientèle était locale, avec beaucoup de familles très traditionalistes mangeant strictement casher. Mais ça brassait large, car il y avait aussi un traiteur et une boucherie casher juste à côté.»

De l'autre côté du périphérique, Romain, vendeur dans un magasin d'électronique, fume une cigarette sur son balcon. Du dixième étage de son grand immeuble, pas grand-chose ne lui échappe. «A un moment, j'entends des coups de feu, raconte-t-il. Je vois deux personnes, dont l'une semble blessée au bras, se précipiter sur une voiture de police qui se trouvait là.» Quelques instants plus tard, d'autres détonations se font entendre. Amedy Coulibaly vient de pénétrer dans l'Hyper Cacher et d'y faire ses premières victimes.

Chambre froide. Dans le magasin, Nessim et Marie ont eux aussi entendu les détonations. Ils se précipitent aussitôt vers la porte qui donne sur le sous-sol, où se trouvent la réserve et une chambre froide. C'est un employé musulman du magasin, Lassana Bathily, qui refermera la porte sur eux et éteindra le moteur de la chambre froide, avant de s'enfuir. Les clients s'y retrouvent à une petite dizaine, selon Nessim, dont au moins un enfant. «Cinq minutes plus tard, une employée envoyée par Coulibaly est venue nous dire que, si nous ne remontions pas, il tuerait tout le monde là-haut», raconte Nessim. Sa compagne et lui remontent alors dans le magasin, accompagnés d'un jeune homme, Yoav Hattab (2).

Selon le témoignage de Nessim, c'est une fois revenu à l'étage que Yoav aurait aperçu la kalachnikov du terroriste posée non loin de lui, sur un carton, et aurait tenté de s'en emparer. «Il a sauté dessus tandis que je me dissimulais derrière un rayon, poursuit le témoin. J'ai entendu un coup de feu. Lorsque j'ai regardé, le jeune homme [Yoav] était au sol. Et Coulibaly nous dit : "Voilà ce qui arrive à ceux qui essaient de se défendre."»

Le preneur d'otages est équipé d'un fusil d'assaut kalachnikov, d'un pisolet mitrailleur Skorpion et de deux armes de poing russes Tokarev, d'un gilet pare-balles et d'un couteau. Nessim dit aussi avoir aperçu des bâtons de dynamite dans un sac posé au sol. Plus loin, il voit un autre homme à terre, suffoquant. «Coulibaly nous a demandé si on voulait qu'il l'achève. On lui a dit que non. Il n'a rien fait et, au bout d'une demi-heure, la personne n'a plus fait de bruit.»

Sandwich à la dinde. Apparemment très détendu, le terroriste laisse ses otages libres de se déplacer dans le magasin et discute volontiers avec eux. Il leur ordonne toutefois d'effectuer quelques tâches : arracher les caméras de surveillance, barricader la porte de livraison du magasin ou encore coucher quelques chariots au sol «pour que les femmes puissent s'asseoir».

Une répartition des rôles spontanée s'effectue au sein du groupe : «Comme certains avaient leur téléphone, ils donnaient des informations à la police. Un autre s'occupait de faire marcher l'ordinateur du magasin pour que Coulibaly puisse voir les informations, et moi j'essayais de le détendre du mieux que je pouvais, explique Nessim. Comme il avait l'air détendu, je me disais qu'à un moment je pourrais tenter quelque chose contre lui. De toute façon, dans ma tête, j'étais déjà fichu. J'avais appelé ma mère pour lui dire que j'allais sans doute mourir. Mais je pensais à ce qui arriverait aux autres si j'échouais

Se servant dans les rayons, Coulibaly se compose un sandwich à la dinde casher et invite ses otages à faire de même. «C'est gentil mon pote, mais tu m'as coupé l'appétit», répond Nessim, à qui le jihadiste a par ailleurs interdit la cigarette. «Il nous a dit que c'est lui qui avait tué la policière de Montrouge, poursuit l'otage. Qu'il connaissait bien les frères Kouachi. Qu'il agissait au nom de l'Etat islamique. Il nous a même dit qu'il n'avait rien contre les juifs, mais qu'on payait nos impôts à l'Etat français et donc qu'on le cautionnait.»

Souricière. Selon Nessim, le terroriste aurait été équipé d'une caméra GoPro ainsi que d'un ordinateur personnel sur lequel il aurait manipulé les images ainsi filmées. Il se montre aussi très intéressé par les chaînes d'information qui couvrent en direct sa propre action. «Comme la télé ne donnait pas les bonnes informations, il s'est énervé, raconte Nessim. "Comment ça, il n'y a pas de morts ? Ils vont voir s'il n'y a pas de morts !"» Coulibaly contactera lui-même BFM TV pour faire état du bilan de l'attaque et exposer ses revendications - notamment le retrait des troupes françaises de tous les «Etats islamiques».

Pendant ce temps, au sous-sol de la supérette, l'attente se poursuit pour les quelques personnes demeurées dans la chambre froide malgré les menaces de Coulibaly et une nouvelle visite de l'employée qu'il utilise comme émissaire. Quelques coups de fil peuvent être passés à l'extérieur. «La température baissait régulièrement, témoigne Malik Yettou, conseiller municipal PS à Saint-Maurice (Val-de-Marne), qui s'est entretenu avec l'un des otages. Ils donnaient leur vêtement pour couvrir le jeune enfant et plaisantaient en disant qu'ils allaient ouvrir une bouteille de vin de la réserve.»

Dehors, la souricière se met en place. Depuis le début d’après-midi, le quartier est bouclé, le périphérique stoppé - certains passeront tout l’après-midi dans leur voiture. Des dizaines de véhicules de police et d’ambulances occupent la chaussée tandis qu’un hélicoptère survole la zone. Les riverains se pressent aux terrasses. Ainsi que les caméras de télévision, au grand dam des policiers, qui vont d’appartement en appartement pour prier la presse de redescendre.

Une cinquantaine d'hommes de la brigade de recherche et d'intervention (BRI) de Paris et autant du Raid montent un «PC commun sous des tentes», raconte Christophe Molmy, patron de la BRI. Selon leur code, le terroriste devient «Tango», les otages des «Oscars» et les tireurs d'élite des «Omega». Une cellule mixte de négociation contacte Amedy Coulibaly au numéro avec lequel il a appelé BFM TV. Le preneur d'otages donne ses exigences : «Vous ne devez pas vous attaquer aux frères Kouachi, sinon je tue tout le monde.» Selon le commissaire Molmy, «le négociateur a alors le sentiment que l'on n'a aucune chance d'arriver à la reddition de Coulibaly, qui est extrêmement calme et déterminé et consent du bout des lèvres à envisager éventuellement de libérer l'enfant. On comprend qu'il faudra vraisemblablement aboutir à l'assaut».

Décision dure à prendre, sachant que Coulibaly a piégé le magasin et qu'il risquait de «faire sauter tout le monde». Le plan est validé par le préfet de police de Paris, Bernard Boucault, présent sur place, et par le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve. Lorsque les policiers ont des otages au téléphone, ils ne leur parlent pas de ce qui se prépare mais leur donnent des consignes : «Si vous entendez des coups de feu, mettez-vous tous à terre, les mains sur la nuque et ne levez surtout pas la tête.» L'assaut doit être coordonné avec l'intervention du GIGN contre les frères Kouachi, retranchés dans un entrepôt à Dammartin-en-Goële. Or, à 16 h 57, ceux-ci font feu sur le GIGN. A Paris, le patron du Raid, Jean-Michel Fauvergue, donne le top départ de l'assaut.

Paquets de farine. Des charges explosives se déclenchent près de la façade du magasin vers laquelle avancent les agents cuirassés. «Quand la vitrine a explosé, Coulibaly a crié, raconte Nessim. Il a couru vers la porte de secours, sur le côté du magasin.» Mais derrière celle-ci, se trouvent Molmy et sa colonne : le plan prévoit en effet d'attaquer «par la porte latérale des livraisons pour faire diversion et attirer le terroriste, car les vitrines de l'entrée côté rue sont opacifiées et de gros congélateurs se trouvent derrière». La colonne fait sauter cette entrée secondaire, «bloquée par un diable et une palette de paquets de farine». Coulibaly ouvre le feu, blessant un policier au mollet, mais recule devant la réplique.

Etendu au sol, Nessim voit alors le terroriste se diriger vers l'entrée principale du magasin, dont le rideau de fer se soulève doucement. Coulibaly passe tout près de ses otages sans s'en prendre à eux. Il ouvre en revanche le feu sur les policiers. «Je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête mais il est sorti dans la rue en tirant, blessant trois policiers du Raid, poursuit Molmy. Puis on l'a abattu sur le trottoir.» Les otages, dont aucun n'a été blessé pendant l'opération, sortent en courant du magasin, contournant les cadavres étendus près des caisses et celui, criblé de balles, du terroriste qui voulait mourir en martyr.

(1) Les prénoms ont été modifiés à leur demande.

(2) Et non Yohan Cohen comme nous l'avions écrit par erreur.

Lire également sur Libération.fr le récit complet du patron de la BRI, ainsi que le témoignage de Nessim.