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Verbatim

«La fracture au sein de la société est telle que je la crois irréversible»

10 ans après l'attentat contre Charlie Hebdodossier
La marche républicaine a rassemblé des gens de tous âges et de tous milieux. Dans le cortège, «Libération» a demandé à quelques uns comment ils imaginaient l'après «Charlie Hebdo»
Ba Amadou, 42 ans, éducateur spécialisé à Paris, dans le cortège parisien d'hommage aux victimes des attaques terroristes, le 11 janvier. (Photo Stéphane Remael.)
publié le 11 janvier 2015 à 21h16

La marche républicaine à Paris a rassemblé des gens de tous âges et de tous milieux. Dans le cortège, «Libération» a demandé à quelques uns comment ils imaginaient l’après «Charlie Hebdo»

Ba Amadou, 42 ans, éducateur spécialisé à Paris

«Il faut nommer les problèmes et les combattre»

«Je suis sénégalais, j’ai l’âge du policier qui s’est fait abattre froidement et j’ai les plus grandes craintes pour l’avenir. Les discours politiquement corrects, le refus des amalgames, c’est très bien. Mais la fracture est telle au sein de la société que je la crois irréversible. Je suis éducateur spécialisé. Je côtoie des jeunes qui sortent de prison, en rupture sociale, sans repères, sans valeurs. Leur discours est haineux vis-à-vis de la France et de ses valeurs. Le combat séculaire pour la tolérance et la liberté est menacé par ces brebis égarées. Elles sont plus nombreuses que beaucoup semblent l’imaginer. Sans actions politiques fortes, les choses vont s’aggraver.

«Au risque de choquer, je suis sensible aux initiatives prises par les Etats-Unis comme le Patriot Act, la tolérance zéro. Il faut nommer les problèmes et les combattre. Dans les prisons, il y a des prédicateurs, des personnages ignobles qui enrôlent les jeunes. Il faut travailler, agir pour les en empêcher. Les milieux associatifs dans les quartiers doivent aussi maintenir le dialogue. Il ne faut pas baisser les bras.» Nathalie Raulin

Pascale Lagrue, journaliste au chômage, Nanterre

«Pour lutter, nous avons besoin d’unité»

«Je crains que l’après-manif ressemble à l’avant-manif, avec toujours ces mêmes regards méfiants envers l’autre. Ce sera peut-être même pire, avec la peur de nouvelles actions de fanatiques isolés. Pour lutter, nous avons besoin d’unité, et il semblerait que nous n’ayons rien à attendre des politiques de ce point de vue.

«J'ai été choquée par les propos que Manuel Valls a prononcés devant l'épicerie à l'adresse de la communauté juive. Il a dit qu'il n'y avait pas de «France sans les Juifs». Il aurait été opportun d'ajouter à ce moment-là qu'il n'y a pas non plus de France sans les musulmans. De la même façon, je suis contre cette idée d'inviter untel ou untel à manifester contre l'ignominie. Nous, Français anonymes, n'avons été invités par personne et nous sommes là, avec nos deux enfants, parce que ça fait partie de l'éducation que nous voulons leur donner, des valeurs que nous voulons leur transmettre. L'UMP et Sarkozy sont assez grands pour savoir s'ils doivent venir sans avoir besoin d'être invités. Les Français, eux, montrent qu'ils sont capables de se serrer les coudes.» N. R.

Betty Ory, 58 ans, responsable RH à Paris

«L'abomination va aboutir au réveil des consciences»

«Personne ne sortira indemne de cet événement. Je suis une enfant de Mai 68. J'ai grandi avec Hara Kiri, le professeur Choron, Charlie Hebdo. A l'époque, ce ton, cette liberté d'expression, c'était nouveau, ça nous a marqués. Or, cette liberté s'est depuis perdue. Nous n'avons pas été assez vigilants. On a oublié ce qu'est la nature humaine. On a oublié l'ombre.

«Pourtant, quand je regarde autour de moi, cette solidarité qui s’exprime dans la rue, je suis optimiste. L’abomination va, je crois, aboutir au réveil des consciences et nous rendre la liberté. On ne construit pas une société sur des aspirations individualistes. La défiance vis-à-vis des politiques a entraîné ce retour de la spiritualité.

«Aujourd'hui, le monde religieux doit s'impliquer pour faire progresser les esprits. Même si les imams condamnent les actes terroristes, ils auraient dû faire bien davantage en amont auprès de leurs fidèles pour les éviter. On nous demande de refuser les amalgames, mais c'est à eux aussi de faire des efforts pour que ces amalgames n'aient plus lieu d'être.» N. R.

Colette Hervouët, 73 ans, ex-directrice des écoles

«Transformer les belles paroles en actes»

«En Mai 68, nous nous battions pour la conquérir, notre liberté. Aujourd’hui, c’est un peu la même chose, mais avec une différence : nous sommes dans une société fragmentée, abîmée par tant de souffrance. J’espère que les politiques, qui semblent avoir pris la mesure du besoin de reconstruire un nouveau «vivre ensemble», seront capables de transformer leurs belles paroles en actes.

«Je ne suis pas optimiste. Pas sûr que le calendrier du court-termisme électoral soit compatible avec ce nouveau défi qui est devant nous et qui nécessite tellement de temps. Tout reste à faire. Il est temps de regarder la réalité en face. Nous vivons dans un pays qui s'est enfermé dans le multicommunautaire, mais qui échoue sur sa capacité à construire de l'intercommunautaire. A part constater leur état de décomposition, qu'avons-nous fait pour nos banlieues ? J'ai 73 ans, j'ai été institutrice et directrice des écoles pendant près de quarante ans et aujourd'hui, plus que jamais, je suis persuadée d'une chose : il nous appartient de tout faire pour miser sur les jeunes, donc sur l'éducation.» Vittorio de Filippis

James O'Brien, 14 ans, lycéen et graffeur, Paris

«Pour les musulmans, ce qui s'est passé est horrible»

«Make art, not war» : c'est ce qu'il a graffé sur une large banderole accrochée entre deux arbres place de la République. Un message que James O'Brien, 14 ans, les bombes de peinture à la main, explique utiliser depuis quelques années, mais «cette semaine, c'était le moment de le porter» haut et fort.

«C'est de la folie, ce qui s'est passé, on dit que ce sont des islamistes, mais pour moi ce sont des terroristes.» Il connaissait Charlie Hebdo «comme symbole de la liberté d'expression», même s'il ne le lisait pas et si ses parents, américain et anglaise, «de gauche», lisent plutôt l'équivalent anglo-saxon du journal satirique.

«Je n'ai pas peur, j'ai juste été très choqué. Je ne sais pas ce qu'on peut faire maintenant, mais je trouve que c'est horrible ce qui s'est passé pour les musulmans. J'ai dit à tous mes amis musulmans que ce n'est pas l'image que j'ai de leur religion. Même si je suis chrétien et catholique pratiquant, pour moi, ce qui importe, ce sont ces dix-sept personnes qui ont été tuées, peu importe qu'elles soient juives, musulmanes ou catholiques…» Eliane Patriarca

Famille Touazi, originaire de petite Kabylie, Paris

«On se sentait en sécurité, le démon nous a rattrapés»

La famille Touazi est au complet : Seghir 52 ans, Dalila, 44 ans, et leurs filles, Lydia, 23 ans, Kenza, 18 ans, et Mélissa, 5 ans. «C'est comme si le passé nous avait rattrapés», disent-ils. Originaires de la petite Kabylie, ils sont arrivés en France en 2001 et habitent dans le XXe arrondissement de Paris. «On vivait à Alger, on a tout laissé pour fuir le terrorisme, le GIA. En France, on se sentait en sécurité, en liberté, mais le démon nous a rattrapés.»

Ils déplorent une certaine «surdité» en France : «On ne prenait pas assez au sérieux la menace du terrorisme islamiste.» Lydia et Kenza se sentent françaises et ne supportent pas le communautarisme. Kenza évoque ces musulmans dans son lycée qui jeudi disaient que «Charlie Hebdo l'avait bien cherché», que «caricaturer le prophète est interdit». «La religion, c'est privé, ajoute Lydia, on n'a pas besoin de la crier sur les toits. La laïcité, ça ne se négocie pas.» Seghir explique que, «par respect», il n'osait pas contredire ceux qui dans sa communauté avaient des propos antisémites. «Mais c'est fini. Dorénavant, les positions doivent être plus tranchées.» E. Pa.

Zoé Descoubes, 67 ans, coach comportementale à Paris

«Ça va peut-être faire sortir les gens de l'angélisme»

«Je vais peut-être vous choquer, et je suis moi-même choquée en le disant, mais ce qui est advenu cette semaine est peut-être, dramatiquement, un mal pour un bien : ça va peut-être réveiller les gens, les faire sortir de l’angélisme, de l’humanisme larvaire. Ce sera peut-être une brèche dans la solitude de la réflexion.

«Il faut clamer qu’être musulman, ce n’est pas cela. Il faut marteler que la laïcité est une force extraordinaire et qu’on ne l’a pas assez défendue. La laïcité ne doit pas être négociée, elle est porteuse de respect et de liberté.

«J'ai vécu en Algérie, je suis issue d'une famille de cinq générations de pieds-noirs. J'ai entendu parler de la Shoah quand j'avais 20 ans et ma réaction a été d'apprendre l'hébreu pour comprendre de l'intérieur. Il faut des cours de religion à l'école, mais qui soient des cours de culture, des cours d'histoire… Des fois, Charlie Hebdo m'agaçait prodigieusement, il ne m'a jamais influencée intellectuellement, et la vulgarité me choque, mais Charlie, c'est le sourire sarcastique de la société. Un ballon d'oxygène.» E. Pa.