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Libération
Enquête

Les radars mal réglés du renseignement français

Le cas d’Amedy Coulibaly, relâché en mai et sans surveillance de la police depuis lors, révèle le manque de moyens de la DGSI, focalisée sur les jihadistes tentés par le voyage en Syrie.
publié le 11 janvier 2015 à 20h36

Les attentats perpétrés en France par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, qui, selon un officier spécialisé, n'a «jamais été un objectif de la DGSI [la direction générale de la sécurité intérieure, ndlr]», mettent cruellement en lumière les «failles» dans le système de prévention du terrorisme, que le Premier ministre a lui-même évoquées. Il apparaît après coup que Chérif Kouachi, 32 ans, déjà condamné à trois ans de prison pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste» en raison de son appartenance à «la filière irakienne» dite des Buttes-Chaumont, et son aîné, Saïd, 34 ans, parti s'entraîner au Yémen en 2011, ont été longtemps surveillés par la DGSI avant de disparaître des «radars». A nouveau arrêté le 18 mai 2010, Chérif Kouachi est mis en examen et incarcéré car suspecté d'avoir tenté de faire évader l'artificier du Groupe islamique armé, Smaïn Aït Ali Belkacem, en compagnie d'Amedy Coulibaly.

Chérif Kouachi et Amedy Coulibaly, qui se sont rencontrés en prison, vont souvent voir à Murat (Cantal) leur mentor, Djamel Beghal, un ancien vétéran d'Afghanistan qui avait projeté une action contre l'ambassade des Etats-Unis à Paris en 2001. Mais faute d'éléments probants, Chérif Kouachi est remis en liberté le 11 octobre 2010 et placé sous contrôle judiciaire. Interdit de quitter le territoire et obligé de pointer chaque mois, jusqu'à son non-lieu en juillet 2013, Chérif Kouachi est «branché», «écouté» et «surveillé» pendant ces trois années. Son attitude durant les garde à vue a démontré «sa force de caractère». «Il a refusé de parler et de manger pendant quatre-vingt-seize heures, et n'a jamais regardé les policiers, assure un témoin. Il a juste levé les yeux à la fin pour déclarer "Je suis innocent". Pendant les trois ans d'instruction, il n'a pas dit un mot, ni à un policier ni à un juge.»

Les «interceptions de sécurité», soit des écoutes téléphoniques dites «administratives» continuent à tourner sur les portables de Chérif Kouachi et de son frère Saïd, repéré à cause de son voyage au Yémen via le Sultanat d'Oman, jusqu'en juin 2014. Mais selon des informations policières, judiciaires et gouvernementales recoupées, «la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité [CNCIS, ndlr] a refusé de prolonger en juin 2014 ces écoutes réclamées par la DGSI parce que le contenu des conversations ne laissait rien apparaître de suspect en rapport avec le motif de risque d'atteinte à la sûreté de l'Etat invoqué». Ils n'entendent que des allusions à un trafic de contrefaçons de vêtements et de chaussures de sport. Un officier résume la position de la CNCIS : «C'est calme, donc ce n'est pas légal, alors on arrête.» Sept mois plus tard, les frères Kouachi font un carnage.

Radars. Toutefois, le criminologue et spécialiste du terrorisme Alain Bauer estime que «les services de renseignement ont fait leur travail mais se sont fait avoir» (lire son interview sur Libération.fr). A ses yeux, «la collecte du renseignement est excellente en France. L'intervention sur situation de crise exceptionnelle. Mais l'analyse est souvent défaillante. On peut être surpris une fois, comme ce fut le cas avec l'apparition de Khaled Kelkal en 1995 ou du gang de Roubaix, et penser que c'est un épiphénomène ; oublier pour Mohamed Merah quinze ans plus tard ; ou ne pas voir passer Mehdi Nemmouche et se faire posséder avec les frères Kouachi. Mais le cas Coulibaly laisse plus que songeur.» Car Amedy Coulibaly, garçon d'origine africaine dit «Doly» de Grigny-La-Grande Borne (Essonne) a en effet «un casier judiciaire mixte, braqueur et islamiste». L'un de ses proches révèle qu'il a été très heurté par la mort de son ami Ali Rezgui, un voleur de moto abattu de plusieurs balles en 2000 par un gardien de la paix. Un paramètre qui a pu compter au moment où Coulibaly et les frères Kouachi ont convenu que le Grignois «fasse des policiers». Avant même ses 18 ans, il avait été condamné par la cour d'assises des mineurs du Loiret à six ans de prison pour vol à main armée puis avait commis de multiples «vols aggravés» et incarcéré plusieurs fois. Si son ex-codétenu Chérif Kouachi a été blanchi pour la tentative d'évasion de Belkacem, Coulibaly a bel et bien été condamné à cinq ans de prison, effectués du 22 mai 2010 au 4 mars 2014, gardant ensuite un bracelet électronique jusqu'au 15 mai. Or, depuis, Coulibaly n'a jamais été dans les radars de la DGSI, focalisée sur les jihadistes tentés par la Syrie.

Le phénomène débute en 2012 et prend de l’ampleur en 2013, quand l’Etat islamique s’implante dans le nord et l’est de la Syrie. Le groupe attire la majorité des jihadistes étrangers, même si certains rejoignent le Front al-Nusra, branche syrienne d’Al-Qaeda, et quelques autres l’Armée syrienne libre, groupe rebelle considéré comme modéré. La Syrie s’impose dès lors comme la première terre de jihad, loin devant l’Afghanistan ou le Mali. Cela tient avant tout à la facilité de s’y rendre, les jihadistes français n’ayant qu’à prendre l’avion pour Istanbul avant de rejoindre en bus Gaziantep ou Antakya, villes turques proches de la frontière, qu’ils franchissent tout aussi facilement, clandestinement avec des passeurs ou via le poste-frontière de Kilis, contrôlé côté syrien par la rébellion. La Turquie laisse faire, les jihadistes ne se cachent pas et y ont même leurs hôtels attitrés.

Comment les surveiller lorsqu'ils reviennent en France ? Selon un commissaire, la lutte antiterroriste «n'est pas une science exacte» : «Un filet n'est jamais qu'un ensemble de trous reliés par des fils. Nous resserrons les mailles mais certains jihadistes peuvent passer au travers.» La DGSI et la sous-direction antiterroriste n'ont pas les moyens de surveiller en permanence les 160 à 200 jihadistes revenus de Syrie. Car suivre 24 heures sur 24 un suspect exige «30 flics, des motos, des sous-marins [véhicules de surveillance, ndlr]… autant dire que nous devons définir des priorités».

Recrutement. Dans la nouvelle loi de programmation militaire issue du livre blanc de 2013, le renseignement est l'un des rares secteurs à être épargné par les économies budgétaires. Plusieurs centaines d'agents sont en cours de recrutement à la DGSI et à la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), notamment des analystes, des experts de la cyberdéfense et des linguistes. «Il faut dégager des moyens financiers supplémentaires, insiste un autre ancien du boulevard Mortier. On a souvent des gens de qualité qui, passés un certain âge et une certaine exaltation, quittent le service pour passer dans le privé.»

Comme l'annonçait le ministre de l'Intérieur le 16 décembre, «depuis août 2013, cinq projets d'actions terroristes sur le territoire national ont été déjoués par la DGSI». Quatre projets d'attaques par des jihadistes revenus de Syrie ont été mis en échec : l'un fomenté par un employé de pompes funèbres du Nord, arrêté en octobre 2013 ; un autre par un homme intercepté en juillet et suspecté d'avoir voulu s'en prendre aux chiites ; un troisième au moyen des armes retrouvées à Marseille, dans l'enquête sur Mehdi Nemmouche; enfin par Ibrahim B. un Cannois revenu début 2014, attrapé pour détention d'armes et d'explosifs. Le cinquième projet concerne, lui, un jeune de Vaulx-en-Velin (Rhône) ayant des frères jihadistes en Syrie, qui recelait des armes.