Paris choqué, Paris hébété… «Mercredi à midi, le magasin s'est vidé d'un seul coup, témoigne un employé du Printemps, boulevard Hausmann. Les clients répétaient "Il y a eu une attaque ! Ils ont tué dix personnes !" Tout le monde était paniqué. Nous n'avions plus la tête à travailler. La même scène s'est répétée vendredi.» Les Parisiens sont groggys, écœurés, meurtris… Samedi, la ville était à des années-lumière de l'effervescence d'un premier week-end de soldes. Comme si faire du shopping relevait de l'indécence. Rania, 26 ans, serait partie en week-end si elle avait pu : «Avec mon compagnon, nous n'avions pas la tête à dépenser de l'argent ou à nous divertir. Nous ne parlions que de ça. On a regardé la télévision pour suivre les infos. C'était trop mais on ne pouvait pas s'en empêcher. Je n'ai pas arrêté de me dire mais comment est-ce possible ? Pourquoi ?».
Eglantine travaille dans un magasin de bijoux dans le Marais, dont les ventes ont baissé quasiment de moitié depuis mercredi. Pendant trois jours, elle a également vécu au rythme des révélations des chaînes d'information en continu. «D'habitude, on met de la musique. Mais là, on switchait entre BFM TV et France Info. Les quelques clientes qui rentraient dans la boutique ne regardaient même pas les bijoux, elles écoutaient les infos.»
Xavier, libraire à Belleville et grand admirateur de Cabu, a lui aussi été happé par les informations en continu: «C'était hypnotisant et effrayant.» En hommage aux victimes du massacre, il a affiché leurs dessins en vitrine et exposé leurs livres sur une table. Samedi, les œuvres de Cabu, Tignous, Charb ou Wolinski, se sont arrachés. «C'est la première fois qu'un événement collectif me plonge dans une si grande tristesse, raconte le libraire. Vendredi, j'étais tétanisé par la tristesse. Abasourdi, et aussi voyeur, à regarder ce qui se passait minute par minute, J'ai raté mes livraisons, je me suis fait engueuler par mes clients, j'ai mal bossé… J'étais un peu dans le même état qu'après le 11-septembre. Jeudi, il n'y avait pas de clients, et le peu de gens qui venaient étaient désespérés.» Anecdote notable, toutefois : «Dès mercredi, les ventes du Houellebecq (qui décrit la France de 2022 dans laquelle un parti islamiste soft a pris le pouvoir, ndlr) ont décollé ; ça a été du délire dans l'après-midi. On en a vendu vingt en deux heures. C'est un chiffre énorme. C'est du niveau d'Harry Potter. Je sais que c'était lié à l'événement, car j'entendais les gens en parler. Ensuite ça s'est tassé.»
«Comme un soulagement»
Les camionnettes des chaînes de télé, notamment NBC, ont investi la place de la République. Un vendeur de saucisses attend le client. Derrière lui, un dessin de Charb qui annonce «Charlie Hebdo détient l'arme nucléaire» : c'est un crayon géant. Dans le magasin de décoration et d'ameublement attenant, Marion, vendeuse, raconte : «Pendant trois jours, c'était très calme. Les gens venaient seulement nous acheter des bougies, pour les mettre sur la place de la République. Vendredi, on était stressés, on n'avait pas le cœur à travailler. Lorsqu'on a appris que les terroristes avaient été tués, il y a eu comme un soulagement; c'était comme si les gens sortaient de chez eux d'un seul coup. Aujourd'hui, il y a plus de monde. Mais bon… Personnellement, je n'ai pas très envie de faire les soldes.»
Sur la place, sous le crachin, la statue allégorique de la République porte encore le deuil. Les passants s'arrêtent, déposent une rose, lui jettent un regard ému. Aux photographies des dessinateurs assassinés ont succédé d'autres affiches, celles de l'après : «Quelle société voulons-nous ?» ou «Fêtes l'humour, pas la guerre !» Une femme observe le tout, puis essuie ses larmes, écouteurs à l'oreille, juste avant de s'engouffrer dans le métro.
Le Forum des Halles, d'ordinaire grouillant de badauds, est calme. Même chose boulevard Haussmann, où habituellement on joue des coudes. C'est le grand vide, même si la foule s'est densifiée au fil de la journée. Les gens rachètent les journaux, remarque le kiosquier. Dans un Sephora, une employée confie que les ventes sont au plus bas : «C'est light. En moyenne, on fait 50 000 euros de chiffre d'affaires par jour. Cette semaine, on a eu un jour à 2000 euros. Aujourd'hui, on ne fera pas 10 000 à mon avis. D'habitude c'est sept fois plus le samedi.» A l'entrée chaque client est contrôlé, prié d'ouvrir son sac. «Ça nous rappelle tout de suite ce qui se passe, note un vendeur. Même si je me sens un peu mieux depuis qu'ils ont été mis hors d'état de nuire, c'est quand même la déprime.» Stéphane vient chaque année faire les boutiques aux Galeries Lafayette avec sa femme et sa fille le premier week-end des soldes. «C'est la première fois que je trouve à me garer au quatrième sous-sol. Je n'ai jamais vu aussi peu de monde. J'ai été militaire alors je suis assez confiant. La sécurité est renforcée. Ce n'est pas ici qu'ils frapperont. Rester chez moi ça voudrait dire qu'ils ont gagné. Il faut faire marcher le commerce. C'est déjà la crise alors mieux vaut soutenir l'économie. Dimanche, il y aura encore moins de monde. Tout le monde va aller à la marche.»
«Je me sens meurtrie, avoue Nathalie, Montmartroise de trente ans. Je devais aller au cinéma jeudi soir. Mais qu'est ce que j'allais faire devant un film alors que je ne pensais qu'à ce qui s'était passé ? A la place j'ai bu avec des amis. Plus que d'habitude…» «Pour les films sortis cette semaine, c'est la catastrophe, note une employée d'un cinéma des Champs. On n'a eu personne. Ce sera probablement la pire semaine de l'année.»
A la mémoire de beaucoup, revient l'ambiance de l'après 11-septembre: rues désertées, discussions animées dans les métros et les bus, vigilance généralisée. «Il y a beaucoup plus de signalements de colis suspects que d'habitude, confirme Thierry Borne, agent d'exploitation à la RATP. Les gens se méfient les uns des autres. Nous, on a décidé d'être présents, on va sur les quais, à la sortie des rames, pour rassurer les usagers, leur montrer qu'on est là. Franchement, je n'ai pas très envie de faire du contrôle de tickets en ce moment, poursuit-il. Avec ce que les gens ont vécu… Et puis, ce climat… Ces dernières journées ont été éprouvantes.» Un homme avoue qu'il a peur de prendre le métro pour rentrer chez lui porte de Versailles: «Mais il faudra bien remonter dans le wagon.»
«Au moins, les gens se parlent»
«Je me suis demandé où j'allais me promener ce matin avant de sortir de chez moi ce matin, dit Marie, habitante du 8e arrondissement. J'ai une petite fille de trois ans. Ça change mon regard sur la situation. Je suis allée faire un tour de roue et de tuc tuc. Il n'y a personne. On ne fait la queue nulle part. Cette semaine, tout le monde n'avait que Charlie Hebdo à la bouche, au bureau, dans le métro, dans les magasins. Au moins, les gens se parlent. C'est dommage qu'il faille en arriver à de telles extrémités pour ça.» La moindre sirène de police fait craindre un nouveau cauchemar. Le spectacle des soldats et policiers plombe le moral des passants. «Mais ça rassure. Je ne me sens pas en danger», ajoute la jeune femme.
Sur les Champs-Elysées, on croise Morgan, venu de Limoges pour passer le week-end avec trois amis d'enfance. «On nous a déconseillé de venir à Paris. On nous disait c'est dangereux là-haut. Une fois qu'on est ici, on ne ressent pas de menace.» Il aimerait que les Français s'affichent plus patriotes. «Dans le bon sens du terme, comme dans les pays anglo saxons. En Angleterre, dans ce genre de circonstances, les gens mettent des drapeaux aux fenêtres. Ils montrent qu'ils sont soudés, fiers d'être Anglais. Ils disent ensemble, nous sommes plus forts. Nous, on a un problème avec ce type de symbole. On devrait se le réapproprier.».
Dans le «triangle d'or», en bas des Champs, où sont concentrées les boutiques de grand luxe, il n'y a pas un chat. Même chose à la boutique Disney où on ne se jette pas sur les robes de fée. Plus de monde à Barbès. Le «marché aux voleurs» fait le plein sous le métro aérien. Mais contrairement à d'habitude, chez Tati, on ne se bouscule pas. «Ça m'a tellement déprimée, raconte une employée. J'ai même pleuré pour ces gens. Si j'avais pu je serais restée chez moi. Mais il fallait bien que je travaille. Mon fils m'a dit : "Il y aura un avant et un après Charlie."»
De nombreux commerces affichent un «Je suis Charlie». Comme ce kiosque des Champs-Élysées, ou celui de l'esplanade du centre Pompidou, au centre de Paris. Comme ce magasin d'encadrement près des Halles. Et comme la boutique d'impression sur textile de Nicolas, dans le Quartier latin. Depuis jeudi, il propose des tee-shirts avec le fameux slogan. «Tout l'argent des bénéfices est reversé au site jaidecharlie.fr», précise-t-il. Il en a vendu une quarantaine en trois jours. «Les gens en prennent par deux ou trois. Une dame a voulu imprimer un tee-shirt personnalisé. Elle m'a demandé d'écrire dessus "Même pas peur".»