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Libération

Terrorisme : «l'analyse du renseignement est souvent défaillante»

10 ans après l'attentat contre Charlie Hebdodossier
Pour le criminologue Alain Bauer, les attaques menées par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly auraient pu être anticipées.
Une capture d'écran d'une vidéo postée par Jordi Mir, un résident, des frères Kouachi le 7 janvier 2015 à Paris (Photo Jordi Mir. AFP)
publié le 11 janvier 2015 à 18h55

Pour Alain Bauer (photo AFP), professeur de criminologie et auteur de nombreux ouvrages sur le phénomène du jihadisme – comme

Les terroristes disent toujours ce qu’ils vont faire

(Puf) – les attentats perpétrés en France contre

Charlie Hebdo

, des policiers et les clients juifs d’une supérette casher, par des islamistes français radicalisés se revendiquant d’Al Qaeda au Yémen pour les frères Kouachi et de l’Etat islamique pour Coulibaly, étaient prévisibles.

Quelle analyse en tirez-vous ?

Hélas, la confirmation de ce qui avait été indiqué dès 2003/2004 par le document que nous avions réalisé sur «la radicalisation en Occident, l’ennemi enraciné» commandé par le NYPD (la police new-yorkaise, ndlr). La transformation d’un terrorisme étatique singulier en terrorisme(s) pluriel(s), l’émancipation de «golems» qui se retournaient contre leurs fondateurs, l’apparition d’hybrides, «gangsterroristes» de Kelkal à Merah, et plus récemment les «lumpenterroristes», beaucoup plus spontanés. On est passé de l’hyperterrorisme de 2001 au terrorisme de basse intensité mais dont les effets deviennent comparables.

Si de tels événements étaient «écrits», où se situe «la faille» évoquée par le Premier ministre Manuel Valls ?

La collecte du renseignement est excellente. L’intervention sur situation de crise exceptionnelle. Mais l’analyse est souvent défaillante. On peut être surpris une fois, comme ce fut le cas avec l’apparition de Khaled Kelkal ou du gang en 1995 et penser que c’est un épiphénomène ; oublier pour Mohamed Merah quinze ans plus tard ; ou ne pas voir passer Mehdi Nemmouche ; se faire posséder avec les frères Kouachi. Mais le cas Coulibaly laisse plus que songeur…

De Khaled Kelkal avec le GIA en 1995 aux frères Kouachi en 2015, en passant par Merah et Nemmouche, pourquoi les services de renseignements ont-ils «loupé» ces terroristes aux profils similaires ?

Parce qu’ils ne les comprennent pas. Dans tout l’Occident, les hybrides ne rentrent pas dans les cases préformatées de l’antiterrorisme. Comme une mauvaise gestion de spam sur votre boîte courriel. Certains passent malgré tout et de vrais et importants messages vont dans la corbeille. Si vous ne vérifiez par en permanence, vous perdez ce que le programmateur du système ne comprend pas.

Vous évoquez des problèmes de «diagnostic» et de détection des jihadistes capables de passer à l’acte, mais sur quels critères effectuer le tri pour concentrer les surveillances sur les plus dangereux ?

Après chaque catastrophe d'ampleur, une commission d'enquête publie un rapport. Quasiment tous s'appuient sur les mêmes conclusions : Un, on savait tout, ou presque tout, avant. Deux, on n'a pas compris ce qu'on savait. Trois, ça ne se reproduira plus… Jusqu'à la commission d'enquête suivante. En 2002, à New York, en prenant ses fonctions de préfet de police, Raymond Kelly a réuni ses cadres et leur a expliqué qu'ils venaient de subir un échec majeur. Qu'il fallait donc changer. Et créer un service de renseignement digne de ce nom, appuyé sur des «universitaires supposés arrogants et conceptuels» et des «opérationnels de terrain supposés bas de plafond et rustiques». En nous forçant à travailler ensemble, il a créé l'outil le plus efficace et le plus moderne existant.

Comment réagissez-vous au fait que Chérif Kouachi ait pu aller au Yémen à l’été 2011 malgré son casier judiciaire bien chargé, sans parler de celui d’Amedy Coulibaly ?

Je cherche toujours à comprendre et attends avec intérêt les précisions, surtout sur le cas Coulibaly.

A combien évaluez-vous en France le nombre d’islamistes radicalisés et le nombre de Merah ou de Kouachi ?

Quelques dizaines.

La France ne paie-t-elle pas des décennies de quasi-abandon de certains quartiers ou de franges de la population ?

Même si cette thèse a longtemps fait les beaux jours de Libération, la culture de l'excuse sociale n'a jamais rien expliqué en matière criminelle ou terroriste.