La nuit tombe sur Clichy-sous-Bois. Près du centre-ville, les âmes se dispatchent en silence à la descente du bus. Ici, on a l'impression que tout le monde se connaît de près ou de loin. Myriam (1), la trentaine passée, ne dort plus dans les parages depuis une dizaine d'années. Elle a quitté sa ville natale pour Paris. Ce soir, elle est à Clichy-sous-Bois pour une simple visite de «courtoisie». Myriam passe pour «garder le contact» une à deux fois par mois. Elle se pose à quelques de mètres de la mairie. «Ici il n'y a aucun coin pour se retrouver, boire un verre», dit-elle. Puis elle explique d'une voix douce et lente : «J'ai sûrement passé ici les plus belles années de ma vie. Mais tout a changé au milieu des années 90.»
«Parole». Les plus belles années débutent au début des années 80. Nostalgique, Myriam raconte : «On était tous mélangés. Il y avait toutes les cultures et surtout des classes sociales différentes. Des locataires, des prioritaires. Les plus riches sont partis et des pauvres sont revenus rejoindre les pauvres. Puis les immeubles étaient peu ou pas entretenus, le chômage a grimpé, la délinquance aussi. On est passé du rêve au cauchemar en silence et sans aucune aide extérieure.» Kamel (1), un ami d'enfance, déboule, tape la bise et débite en vitesse. Ce fonctionnaire est né ici, son enfant aussi. Il planque son sourire et cause citoyenneté : «Ce mot me fait marrer. Comment tu veux te sentir citoyen et voter lorsque ton ascenseur ne fonctionne jamais, que tu croises des rats en bas de chez toi et que tu galères pour trouver un job ? Ici, le citoyen peut très vite être largué et se couper du monde. Donc lorsque le bureau de vote ouvre ses portes, on le regarde de loin.»
Lors des municipales de mars 2014, le maire (PS) Olivier Klein l'a emporté dès le premier tour avec 62% des suffrages. Mais lorsque l'on regarde le nombre de voix, le résultat change la donne : 2 698 bulletins, soit près 8% des 39 000 habitants. Presque rien. Le maire détaille : «Il faut souligner que 40% des inscrits sur les listes électorales ont voté, ce qui n'est pas rien à Clichy. Et ne pas oublier que la moitié de la population est mineure et près d'un tiers étrangère.» Il ajoute : «Je regrette vraiment que la loi sur le vote des étrangers pour les élections locales ne soit pas passée. Tous les gouvernements qui se succèdent le promettent sans tenir parole.»
«Rêve». Ahmed, retraité et clichois depuis le début des années 80, approuve. L'ancien ouvrier a quitté l'Ouest algérien au début des années 70. Sa femme l'a rejoint plus tard. Le couple fonde une famille et vit sans faire de «bruit». Voix grave éraillée par la clope, petit bonnet sur la tête, Ahmed compare les époques : «Avant, il y avait du boulot partout. La France, c'était le rêve pour tout le monde, même les étrangers. Aujourd'hui, c'est plus dur, les choses se dégradent, les gens ne croient en rien. Mes enfants ne votent plus. Des fois, je leur dis "si vous ne voulez pas voter, laissez-moi votre place".» Madame Djerroudi, membre de l'association ACLefeu, côtoie des familles «de toutes origines» avec qui elle organise des groupes de paroles ou des ateliers manuels. Elle tente d'analyser la situation : «Les étrangers se sentent plus français que leurs enfants parce qu'ils sont là depuis très longtemps et ne se sont jamais plaints. Les enfants, eux, sont nés ici, ont étudié ici et ont remarqué la différence de traitement avec les autres enfants. Ils ont l'impression d'être à l'écart.»
Mohamed Sabri, yeux clairs et pull en marinière, est responsable de Planet Finance France. L'association (de Jacques Attali) a pour objectif «d'aider» les habitants de Clichy et Montfermeil qui veulent créer leur entreprise. Chaque mois, il reçoit en moyenne 25 personnes avec un projet : cinq d'entre elles arrivent au bout. «Il y a des jeunes doués, motivés et qui arrivent à faire des choses superbes, mais les gens préfèrent parler des problèmes sans agir. Des fois, il suffit juste de tendre une main», dit-il fièrement. Mohamed Sabri, qui a toujours vécu dans «le secteur», n'est pas du genre rêveur. La solution pour intégrer les habitants à la vie de la cité ? «Elle est économique.» A Clichy, le taux de chômage dépasse les 23%, le double de la moyenne nationale. Il frôle même les 50% dans certains quartiers. Avant de trouver un emploi et fonder sa famille, Mohamed Sabri a connu des moments de doute en attendant le versement du RSA. Aujourd'hui, il parle pour les moins bavards : «Le fait de travailler enclenche un mécanisme, comme se lever le matin ou partir en vacances. Ici, certaines personnes ont la trentaine passée et n'ont pas de solution pour le futur. Et c'est leur unique préoccupation du moment.»
(1) Les prénoms ont été changé.
Photo Albert Facelly