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Libération
Interview

«Un examen de conscience est nécessaire»

L’ex-directeur de «la Croix» Bruno Frappat rappelle l’impératif pour les médias de parfois «poser la caméra» :
par Bruno Frappat
publié le 16 janvier 2015 à 20h06

Aquoi résister ? Après le choc émotionnel, le contrecoup qui fait froid dans le dos. Et si, d'être ou d'avoir été «Charlie», il fallait se poser à frais nouveaux les questions éthiques du journalisme : et nous, journalistes, dans tout ça, tout comme avant ? Rien appris ? Nous n'aimons guère, habituellement, le mot «responsabilité». La baseline de Charlie Hebdo demeure celle-ci : «Journal irresponsable». Drôle mais idiot : nous sommes forcément responsables de ce que nous écrivons, de ce que nous cachons, de ce qu'en retiennent les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs. Notre «miroir promené le long du chemin» est déformant. Pas d'objectivité, sauf celle qui fait dire : «Vous êtes objectif, vous, je retrouve bien mes idées chez vous.»

En ces temps de laïcisme obligatoire, on ose à peine esquisser l’idée qu’un examen de conscience des médias est nécessaire. Tout ce qui arrive n’est pas de leur faute, mais ils prennent toujours une part à ce qui arrive, au retentissement des événements dans la société. On a le droit de rêver à une ascèse du journalisme qui reposerait sur quelques principes, faciles à énoncer, difficiles à suivre au jour le jour.

1. Se méfier de tout, à condition de commencer par soi-même. Etre indépendant de tout et de tous, à commencer par soi : indépendant de ses origines, de sa formation, de ses pulsions et passions.

2. Cela pourrait s’appeler le principe des quatre respects. Respect des faits, cela va de soi. Respect de ceux - lecteurs, auditeurs, téléspectateurs - devant lesquels on les exprime. Respect des gens dont on parle, mais aussi des institutions, des groupes, des communautés. Il est tellement plus facile d’aligner des clichés simplistes, des énormités sensationnelles que de considérer l’infinie variété du réel. Enfin - mais oui ! -, respect pour soi-même : pouvoir se relire, se revoir, se réécouter, demain, dans vingt ans, sans avoir à rougir.

3. Le piège de l’hystérie est le plus répandu. Les emballements dus à la concurrence exacerbée, à la course aux «scoops», aux commodités de l’Internet, aux nécessités émotionnelles de l’audiovisuel, tout cela concourt à l’érosion de l’intelligence critique.

4. Comment faire vivre la supériorité du recul sur le direct, de la réflexion, voire de la méditation, par rapport aux diktats de l’audimat ou de la diffusion ? Il faudrait déjà que les rédactions en chef, plutôt que de houspiller constamment leurs envoyés spéciaux, sachent faire «poser le micro ou la caméra» comme on dit «poser le stylo». Mais que diraient leurs propres dirigeants, leurs employeurs, s’ils le faisaient ? Et pourtant : mieux vaut un ratage qu’une approximation.

5. Savoir de quoi l’on parle et sur quoi l’on écrit. Aller au cœur de la société et dans ses marges pour comprendre ce qui se joue au-delà du visible, par-delà les élites (en général suivistes). Le journalisme ne peut s’exonérer de ses responsabilités dans une société désaxée.

6. Le journalisme n’est pas au-dessus des lois et la liberté d’expression n’est pas un absolu, elle ne doit pas devenir un dogme au nom d’on ne sait quelle église républicaine défendant une religion nouvelle. L’autocensure a mauvaise presse, mais que serait une société où chacun s’autoriserait à dire tout haut tout ce qui lui passe par la tête ? Ce serait un enfer. L’autocensure, n’en déplaise aux libertaires de tout poil, est un des marqueurs de la «civilisation» par rapport à la barbarie. L’écrit, l’imprimé, a un privilège dont le prix apparaîtra de plus en plus avec l’évolution du système médiatique : il est en retard. Il est contraint d’attendre avant de s’exprimer. Cette contrainte est une chance à saisir. Les journaux doivent profiter de leur statut pour élever le débat, nourrir la pensée des événements et contribuer à faire en sorte que notre société soit moins caricaturale.