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Libération
TRIBUNE

Le double piège de la peur

publié le 18 janvier 2015 à 17h46

Il faut savoir reconnaître à la peur sa légitimité, quand des événements traumatisants, d'une cruauté inouïe, imposent à toute une société le spectre de leur possible répétition. L'irruption de la violence, en effet, prend toujours par surprise ceux et celles qui voulaient s'en croire protégés, quand bien même tous les signes annonciateurs de son irruption probable dans la vie collective étaient connus depuis longtemps. Mais une fois le pire advenu, comme cela est arrivé dans les bureaux de Charlie Hebdo et dans l'épicerie casher de la porte de Vincennes, il est compréhensible que chacun se demande avec inquiétude : «Et si tout ce sang versé, tous ces morts n'étaient qu'un commencement ! Et si le pire du pire était encore à venir !».

Il y avait de bonnes raisons d’être terrifié, ces derniers jours. La certitude qu’il existe dans l’espace commun que nous partageons ordinairement les uns les autres - avec le sentiment d’y être en relative sécurité - quelques centaines d’hommes et de femmes pour lesquels le verrou le plus élémentaire de la civilisation, à savoir le refoulement de cette pulsion primitive qu’est le plaisir désir de meurtre, a depuis longtemps sauté, ravive brutalement une menace dont la conscience jusqu’alors restait encore diffuse. Nous ne pouvons plus ignorer qu’il n’est aucun «principe moral», aucune «valeur», aucun sentiment d’humanité qui retienne ces fanatiques meurtriers de semer la terreur.

La peur est légitime, parce que nous nous sommes découvert des ennemis qu’enferme dans une rage de destruction sans limite leur haine inextinguible de tout ce à quoi nous sommes communément attachés : la paix civile, la liberté de conscience et d’opinion, le refus principiel de l’antisémitisme, le plaisir d’une expression inventive, l’esprit, l’intelligence, l’humour, la dérision.

Mais, ce n’est pas le dernier mot de la peur. Car, ce qu’il faut alors analyser, c’est le double piège tendu à chacun de ceux et celles sur lesquels s’étend son emprise contagieuse. Le premier est qu’elle se trompe d’objet. Parce qu’elle est une passion irrationnelle et négative, quelles que soient les bonnes (ou mauvaises) raisons qu’on a de l’éprouver, il est rare que la peur prenne le temps de la réflexion. Là où la détresse du temps exigerait un surcroît de lucidité, elle favorise au contraire, si l’on n’y prend garde, des jugements hâtifs, des emportements, un aveuglement.

Une menace alors s’ajoute à celle qui l’avait engendrée, au risque de la redoubler : celle d’une fureur collective et d’actes individuels inconsidérés qui échappent à tout contrôle. Or, dans des circonstances aussi tragiques, le désir de vengeance opère toujours de la même façon : animé d’un besoin de violence, qui se prend complaisamment pour une exigence de justice, il cherche et désigne un responsable, il se trouve un bouc émissaire voué à la vindicte populaire.

Voilà pourquoi il convient aussi, avec le recul nécessaire, de se méfier de la peur - peur de ce qu’elle fait dire et de ce qu’elle fait faire aux uns et aux autres. Depuis quelques jours, le risque est à nouveau celui de l’amalgame, dont on connaît tous les ingrédients idéologiques et culturels. Il consiste à faire de la violence la résultante d’un conflit d’identités et d’appartenances, de confondre les meurtriers avec la communauté (les musulmans) et la religion (l’islam) dont les assassins se réclament, comme on tisse la toile d’un piège minutieusement préparé. Il revient à stigmatiser une partie de la population, au nom d’un hypothétique «choc des civilisations», dont la tuerie de mercredi 7 janvier aurait apporté une fois de plus la preuve.

A ceux et celles que la peur égare, ainsi, dans des simplifications politiques périlleuses, quand ils ne basculent pas dans la haine, il n’y a qu’une seule réponse à apporter : rappeler inlassablement que, dans le monde, les premières victimes des terroristes qui se réclament d’un islam radical sont les musulmans eux-mêmes. Et que, dans leur immense majorité, ils ne se reconnaissent en rien dans les crimes que les meurtriers commettent au nom de «leur» religion, avec la volonté folle (et pourtant calculée) de tous les prendre en otages dans la spirale de leur terreur.

Voilà pourquoi, si la peur est légitime, elle ne doit pas pour autant être abandonnée à elle-même. Elle suppose des discours et des actions responsables qui se gardent, avant tout, de l’instrumentaliser, et de lui faire servir des calculs et des intérêts, de quelque nature qu’ils soient. Tel est le deuxième piège tendu : que n’entrent par la porte de la peur les idéologies les plus suspectes, parce qu’exclusives et discriminantes, les propositions politiques les plus attentatoires à la liberté et à l’égalité, au nom de la sécurité. Déjà des voix ne manquent pas pour réclamer, sous le coup de l’émotion, le rétablissement meurtrier (au demeurant parfaitement irréaliste) de la peine de mort. La peur appelle un contrepoids et une contre parole qui sont d’abord la réaffirmation principielle du refus de voir quelque violence que ce soit (individuelle, collective, étatique) répondre à la violence aveuglément, dans un déni du droit et de la justice. Parce qu’elle est une passion périlleuse, qui menace à tout moment d’être emportée par des instincts meurtriers, elle demande un travail de la raison, une éducation et une culture, comme on élève des digues. Et, comme il n’est pas sûr que nous en ayons fini demain avec l’épreuve du terrorisme, il est probable que cette tâche devra retenir longtemps encore toutes les forces disponibles : celles des enseignants, des journalistes, des artistes, des politiques (du moins faut-il l’espérer) et, plus généralement, de tous ceux et celles qui ne veulent pas renoncer à ce à quoi ils se savent attachés que devrait pouvoir encore résumer la devise de la République. On rappelle beaucoup, ces derniers jours, le premier de ces termes : la liberté. Et l’on a raison de le faire. Car chacun sait, au plus profond de lui-même, que c’est elle qui a été visée, et atteinte. Mais nul doute que, confronté à la peur, il importera, dans les temps qui viennent (parce que c’est vital), de garder aussi et, peut-être même, de réinventer un sens au troisième : la fraternité.

Dernier ouvrage paru : «la Vocation de l’écriture. La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence», Odile Jacob, 2014.