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Libération

«C’était pas vraiment vrai, tout ça, c’est du délire»

Le tribunal de Paris juge depuis lundi Fahd J., accusé d’avoir incité au jihad sur des forums. Il risque dix ans de prison.
Trois personnes ont été mises en examen et placées en détention provisoire après la mort d'un quadragénaire retrouvé enterré dans un parc aux Mureaux (Yvelines) dans la nuit de lundi à mardi. (Photo Jacques Demarthon. AFP)
publié le 19 janvier 2015 à 20h16

De ses nombreuses nuits passées devant un ordinateur, il dira seulement : «Sur Internet, on rigole, on répète des conneries. Je m'emmerdais, alors je parlais aux gens. Il n'y avait rien de concret. Quand je suis sur l'écran, ça me coupe de la réalité.» Fahd J., balèze à catogan et barbe fournie, cherche ses rares mots, abandonne souvent l'idée de se faire comprendre, mais s'emporte, doigt pointé sur la cour, quand le président de la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris l'interroge sur ses conceptions du jihad et sur ses amours virtuels avec sa jeune cousine. Lundi, ce technicien de maintenance âgé de 36 ans était jugé pour «association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes de terrorisme». Il est accusé d'avoir propagé sur Internet de violents messages écrits et filmés contre la France et le régime de Mohammed VI, le roi du Maroc.

Né à Tanger, aîné de huit enfants, «Al Rayat 76» («le drapeau»), son pseudo sur la Toile, a grandi en Tunisie et est arrivé en France en 2004, peu de temps après le départ de son père du foyer. «Je suis parti pour soutenir la famille. Je voulais aller jusqu'en Angleterre, mais je me suis arrêté ici parce que j'avais pas mangé depuis six jours dans le camion», raconte-t-il. A la douane, il se fait passer pour Palestinien mais ne peut pas être renvoyé chez lui, faute de pièce d'identité.

«Incitateur». Un jour, dans un café, il rencontre une Française de douze ans de plus que lui, s'installe avec elle dans une campagne de Seine-Maritime. Il passe un BEP et un bac pro, entame puis abandonne la procédure de naturalisation. Dans le box, il parle des moqueries de ses collègues quand il fait sa prière, des fouilles violentes des policiers et se gratte la tête pour se souvenir de son emploi le plus long. Dans le public, il n'y a que des journalistes pour l'écouter.

«Vous avez une femme, si vous voulez parler à quelqu'un», lui lance le président du tribunal, Denis Couhé. Fahd J. fait la moue. Dix ans après leur mariage, le couple s'est déchiré autour du peu d'argent qu'il ramenait à la maison.

En juin 2011, une première conversation sur un forum en arabe littéral attire l'œil de la section antiterroriste du parquet de Paris. «Prépare-toi, je rassemble des frères», dit-il à un autre Marocain qui le prend pour un agent du royaume. Il se vante d'avoir créé une «katiba» (brigade) de dix combattants. En vrai, il est seul devant son ordinateur, à la campagne. «Quand je suis entré sur ce forum, tout le monde parlait des révolutions arabes, moi je répétais ce qu'ils disaient. Je voulais faire peur aux services secrets marocains.» «Si vous voulez changer le Maroc, pourquoi ne pas intervenir chez vous ?» lui demande sèchement le président. «On ne peut pas intervenir chez nous», bredouille Fahd J., comme pour résumer l'autoritarisme de Mohammed VI.

Ses déclarations aux policiers, ses conversations téléphoniques enregistrées, mais aussi ses messages et ses vidéos sur les forums et sur YouTube, sont longuement cités. Au fil des semaines, les propos d'Al Rayat 76 se font de plus en plus violents, en particulier contre le Maroc où «les touristes à poil» bronzent sur les plages et où «quand on dit la vérité, on est tué». Contre la France, «le plus grand ennemi», «le deuxième Israël» et contre «les chrétiens», les insultes dégoulinent. Toujours derrière son écran, il se filme en turban et remercie «les terroristes». Avant de retirer ses vidéos, il avait ajouté : «Je suis l'un des vôtres. On ne restera pas derrière nos claviers.» Ses diatribes et ses mises en scènes sont suivies par une poignée d'internautes qui acclament «le lion Al Rayat» et fantasment avec lui des égorgements et des tirs à la kalachnikov. En août 2012, il dit à sa mère restée au Maroc qu'il aimerait partir se battre en Syrie. «Si tu avais une maison, lui dit-il au téléphone, je serais déjà parti avec ma propre arme.» Son jeune frère, installé lui aussi en France, rêve de partir en Afghanistan. «Tu es un incitateur», lui dit un internaute sur le forum. «C'était ironique, pas vraiment vrai, commente Fahd J., mi-convaincu, mi-mal à l'aise. Tout ça, c'est du délire.»

Piliers. L'échange avec le président se fait de plus en plus vif. Regard de marbre, bras croisés, Fahd J. ne croit ni à la responsabilité de Ben Laden dans l'attentat du 11 Septembre ni à celle de Mohammed Merah dans les tueries de Toulouse, et ne veut pas parler des frères Kouachi «parce qu'on ne peut pas condamner un musulman». «On ne demande pas son avis à un Américain sur la guerre en Irak», lance-t-il. Pour lui, «donner son interprétation du Coran est interdit» et «le jihad, c'est défendre son pays, comme les Français contre les Allemands». A vrai dire, l'internaute ne semble pas être un grand spécialiste de la question, hésitant sur les cinq piliers de l'islam et reconnaissant avoir lu le Coran quelquefois. Fahd J. ne va pas à la mosquée, mais demande à sa cousine installée en Espagne de porter le voile, tout en la draguant.

Pour sa défense, il répète sa rage contre le tourisme sexuel au Maroc et les «enfants massacrés» en Palestine et en Syrie, mais fait l'impasse sur ses appels à rejoindre les terroristes du Front al-Nusra, la branche syrienne d'Al-Qaeda. «Les gens ne sont pas assez cons pour m'écouter et partir», minimise-t-il.

«Il ne faudrait pas se laisser entraîner par le contexte», prévenait avant l'audience l'avocate de Fahd J., Me Anne-Sophie Laguens, tandis que les comparutions immédiates pour «apologie du terrorisme» défilaient dans une salle voisine. Pour elle, il s'agit seulement de «quelqu'un qui a vécu un fantasme». Le procès continue ce mardi. Fahd J. encourt dix ans de prison. Un jour, très sûr de lui, il a dit à un ami au téléphone : «En France, je connais le système. Ici, il faut des preuves pour être condamné.»