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Libération
Reportage

A Tatinghem, des mineurs de plus en plus isolés

Parfois âgés d’à peine 12 ans, ils arrivent du Moyen-Orient et transitent par le Nord-Pas-de-Calais pour rejoindre l’Angleterre au péril de leur vie.
Dans le camp de migrants de Tatinghem (Pas-de-Calais) le 12 novembre 2014. (Photo Aimée Thirion)
publié le 20 janvier 2015 à 20h06

Il dit qu'il ne sait pas par quel chemin il est arrivé. Nasratullah a 13 ans, et il est seul. Il est pachtoun d'Afghanistan et vit dans un fossé, dans le camp de cabanes de Tatinghem, près de Saint-Omer (Pas-de-Calais). Lorsqu'on le rencontre, mi-novembre, il raconte qu'il est là depuis deux jours, il pense avoir quitté l'Afghanistan trois mois et demi plus tôt. Il dit qu'il a beaucoup marché, «une fois quatre jours et quatre nuits d'affilée, dans la chaleur». Il y a eu «des montagnes, des forêts», il a voyagé jusqu'à «onze dans une voiture» et en «bateau à moteur», il a eu «faim et soif». Dans un des pays traversés, il ne sait pas où, un policier l'a «frappé». Tout était «très difficile», dit l'enfant. Ça l'est encore. Sur l'aire d'autoroute voisine, on se glisse à l'intérieur des camions, ou dessous, et c'est la porte vers l'Angleterre.

Nasratullah n'a pas encore tenté sa chance, c'est le passeur qui décide. C'est dangereux, et les garçons de son âge ne sont pas épargnés : 17 migrants, parmi lesquels 16 mineurs, iraniens, syriens et afghans ont été retrouvés le 6 janvier dans une cuve remplie de talc. «Ce sont les CRS qui les ont découverts après avoir entendu du bruit dans le camion», a expliqué Denis Hurth, délégué régional Unsa Police-CRS à la Voix du Nord : «Le Samu a demandé qu'ils soient examinés car ils avaient respiré du talc. Si les CRS ne les avaient pas trouvés, ils auraient pu mourir dans cette cuve.» En août, même scénario : 17 migrants découverts dans un camion frigorifique, dans un espace de 40 centimètres au-dessus de cageots de tomates. Ils manquaient d'oxygène et ont tambouriné sur la paroi, rapporte le journal Nord Littoral. Parmi eux, encore, 13 mineurs.

Gadoue. Il y a toujours eu des enfants dans les «jungles». Il y en a de plus en plus. Environ 200 rien qu'à Calais, selon Philippe Wannesson, blogueur et ancien travailleur social. Dans le fossé de Tatinghem, entre deux champs, on en croise une vingtaine, mi-novembre, Afghans et Egyptiens âgés de 13 à 17 ans. «Il y a parfois ici des enfants de 11 ans, seuls aussi», explique Clothilde Colomb, salariée de Médecins du monde (MDM). Ils dorment alignés dans des cabanes en aggloméré fabriquées par l'association, ou bricolées en palettes. Des humanitaires ou des habitants passent tous les jours. Emmaüs offre les douches. Avec la Croix-Rouge et le Secours catholique, ils déposent des denrées trois fois par semaine et remplissent une citerne d'eau. MDM passe avec une «clinique mobile», France Terre d'asile «maraude» pour proposer aux plus de 15 ans une «mise à l'abri» de cinq jours maximum ou une «stabilisation» pour rester en France.

Nasratullah triture du bout du pied une palette en bois dans la gadoue. Son père est porté disparu. «Il était mécanicien. Il réparait les voitures des talibans. Il a été arrêté, on n'a aucune nouvelle.» Le fils le plus âgé de la famille est en première ligne depuis la disparition, voilà pourquoi sa mère l'a poussé à partir. Pourquoi ne pas rester en France, entrer en foyer, aller à l'école ? Il penche la tête : «Ma mère m'a dit d'aller à Londres, retrouver un cousin.» Il ne connaît que son nom. Les dangers du passage ? «Je sais, mais les garçons du camp disent que c'est compliqué de trouver du travail ici.» Peut-être, comme beaucoup d'adolescents afghans, devra-t-il travailler en arrivant pour rembourser tout ou partie du coût du voyage, qui peut grimper à 15 000 euros. Peut-être pas. «Mon père avait laissé un peu d'argent. Ma mère avait de l'or, elle l'a vendu.» Sa voix s'éraille : «Et puis on s'est dit au revoir.» Sait-elle qu'il est vivant ? «Non.» On peut l'appeler ? Nasratullah regarde ailleurs. «Elle n'a pas de téléphone.» Il s'éloigne.

Coquard. Autour, d'autres adolescents. Des chaussures trop petites, portées comme des mules, contrefort écrasé. Des sweat-shirts et des pantalons de toile malgré le froid. Mohammed, 13 ans, Abdou, 13 ans, et Mohammed, 14 ans, disent qu'ils viennent d'Alep mais ne connaissent rien de la Syrie. Le traducteur de MDM, originaire d'Algérie, n'a aucun doute sur leur accent égyptien. Le premier Mohammed, visage poupin, prend des airs affranchis en tirant sur une cigarette. Ils inquiètent les humanitaires. «Ce sont des 10-15 ans, qui voyagent en bande. On a beaucoup de mal à communiquer avec eux. Ils sont dans le rire, mais pas dans l'échange», raconte Brigitte Gaspar, infirmière aux urgences de Saint-Omer, bénévole presque tous les jours sur le camp. «Il y en a un de 13 ans qui avait un super coquard. J'ai posé des questions, je n'ai jamais eu le fin mot. Une semaine plus tard, il avait une brûlure au bout du nez. C'était un calme, il n'avait pas l'air d'un trouble-fête.» Elle se souvient d'un groupe «difficile à gérer». «Des enfants de 10-12 ans, ils disaient qu'ils en avaient 13, mais je voyais bien qu'ils étaient plus jeunes. Certains réclament tout le temps des cigarettes, chapardent. En six ans, je n'avais jamais vu de vols. J'ai l'impression d'avoir affaire à des enfants des rues.» Pas sûr. «On a contacté notre mission en Egypte, qui s'occupe des enfants des rues, explique Isabelle Briand, coordinatrice de MDM Nord-Pas-de-Calais. Ils nous disent que ces ados ont plutôt un profil de ruraux.» Courant décembre, ces ados égyptiens rencontrés à Tatinghem ont tous disparu d'un coup, remplacés depuis par d'autres. Des humanitaires supposent qu'ils sont en Angleterre, d'autres craignent qu'il leur soit arrivé quelque chose, d'autres encore en ont croisé à Calais.

Dominique Ruelle-Bourgeois, enseignante retraitée, également bénévole, a alerté le procureur de la République : «Savoir que des enfants d'une dizaine d'années non accompagnés vivent dans ce fossé, vont et viennent dans une insécurité totale, m'empêche de dormir.» Depuis le printemps, le nombre d'enfants sans abri candidats à l'asile en Grande-Bretagne a augmenté à Calais et le long des autoroutes de la région, en même temps que le nombre de migrants, quelque 2 300 à Calais. On a commencé à remarquer les jeunes Egyptiens en août. Ils auraient besoin de se poser pour se choisir un avenir au lieu de risquer leur vie.

«Promesse». Pour le Pas-de-Calais, à Saint-Omer, à la Maison du jeune réfugié gérée par France Terre d'asile, il y a 30 places d'urgence, 50 places d'accueil de jour, 30 places de «stabilisation», bientôt 30 de plus à Arras, pour les 15-18. Pour les moins de 15 ans, il y a 5 places d'urgence à Calais au foyer Georges-Brassens, géré par l'association Vie active. Les places sont saturées. «Si les 200 mineurs à Calais décidaient en même temps de demander l'asile en France, ça ferait drôle», ironise le blogueur Philippe Wannesson.

France Terre d'asile a du mal à les convaincre de renoncer au projet d'Angleterre. «Si on les force, ils partent immédiatement», explique le directeur de la Maison du jeune réfugié, Jean-François Roger. Ils les reçoivent souvent le samedi, quand les camions ne roulent pas. Ils dorment au chaud et prennent une douche. Lui aussi pense qu'une partie des Egyptiens sont des enfants des rues, «qui ont fugué ou qui ont été mis à la porte, en errance depuis plusieurs années. Y a-t-il une promesse de travail clandestin de l'autre côté ? On est inquiets sur les abus qu'ils peuvent subir».

Face à la situation de ces mineurs, que fait l'Aide sociale à l'enfance ? Dans le Pas-de-Calais, les services sociaux du département projettent avec France Terre d'asile d'augmenter le nombre de places d'accueil, notamment en famille. En revanche, pas de projet pour ces jeunes de la jungle dans le département du Nord : les services administratifs disent qu'ils n'ont pas été alertés. «Il faut qu'on fasse remonter l'information», admet Cécile Bossy, de MDM. Mais elle veut d'abord comprendre, avec l'aide de traducteurs, qui sont ces adolescents.

A 40 kilomètres de Saint-Omer, à Grande-Synthe, près de Dunkerque (Nord), dans un bidonville entouré de forêts, à l'écart de la ville, près de l'aire d'autoroute : là encore des enfants seuls. Ils sont afghans et égyptiens. Parfois les médecins bénévoles de Médecins du monde croisent les berlines des passeurs, immatriculées en Grande-Bretagne. Des cabanes en bois et un conteneur rongé par la rouille en guise d'abri. «Pour dormir, pour se laver, il n'y a rien ici», dit Ehsanollah, Afghan de 11 ans, qui semble accompagné. Le garçon au visage rond cuisine, coupe les oignons et les fait griller dans une vieille casserole pour le petit groupe d'Afghans. Quand on lui demande pourquoi il veut aller en Angleterre, un adulte répond qu'il «a un grand frère là-bas». Trois autres enfants à ses côtés disent avoir 11 ans. Brahim, 12 ans, égyptien, agité, joue avec un couteau. Il parle peu, dit que son père est mort et sa mère vivante. Lorsqu'on a croisé ces enfants fin novembre, certains étaient là depuis août, d'autres depuis quelques jours. Brahim est passé en Angleterre juste avant Noël, les petits Afghans aussi. Début janvier, d'autres ados égyptiens sont arrivés à Grande-Synthe.

Au moins seize migrants sont morts cette année en tentant le passage vers l’Angleterre. Dont trois adolescents.