Sur le petit terrain coincé entre une usine désaffectée et la voie ferrée, les 23 caravanes ont été remplacées par autant de petits monticules de gravats. Un moyen de «neutraliser le site» après le départ des dernières familles. Pendant quatre ans, 70 Roms ont vécu dans ce camp transitoire de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) baptisé «Permis de vivre» en référence à une déclaration de l'Abbé Pierre.
Depuis fin octobre, il n'y a plus personne. Nicoletta, Cosmin et leurs deux filles vivent à présent un peu plus loin, au troisième étage d'un petit immeuble en pierre meulière. Dans la nouvelle chambre de Tita, 11 ans, et Natalia, 8 ans, une photo des fillettes, tout sourire devant la caravane, est accrochée au mur. «Elles sont contentes, même dans la caravane ! Ça me fait plaisir !» confie Nicoletta, femme de ménage. Les 70 Roms de Permis de vivre ont tous été relogés dans des appartements ou des maisons à titre provisoire, en attendant un relogement définitif.
Pour se souvenir de la vie d'avant, il y a cette photographie, et puis l'accordéon bleu de Cosmin. En quittant la Roumanie, voilà quinze ans, l'homme n'a emporté que ça. Mais l'instrument posé dans le salon n'est pas celui d'origine, qui n'a pas survécu aux multiples expulsions subies par la famille. «Corbeil, Grigny, Créteil, Choisy, énumère Nicoletta. A chaque fois, on a perdu tout. Tout était cassé.»
La jeune femme aux yeux clairs raconte la dernière expérience avec beaucoup d'émotion. C'était le 12 août 2010. La famille vivait dans un camp situé sous les voies de l'A86. «A 6 heures du matin, les policiers sont venus taper très fort à nos portes. Tout le monde dormait. C'était choquant. On était comme des criminels.» Ce 12 août, la vingtaine de famille évacuée de l'A86 se retrouve brièvement à la rue. «On a mis quelque chose par terre, pour s'asseoir. Et les voisins apportaient à manger.» Le soir, la mairie (PCF) de l'époque fait ouvrir un gymnase. «Même le maire, il était choqué», assure Nicoletta.
Charte. Six semaines plus tard, Permis de vivre naissait, fruit de l'effort conjoint de la municipalité et de la Fondation Abbé-Pierre, qui fait livrer une vingtaine de caravanes réhabilitées sur un terrain mobilisé par la commune. «Une opération tampon à un endroit où ces familles pouvaient être en sécurité», explique le maire actuel (PCF) de Choisy-le-Roi, Didier Guillaume.
Dès le départ, l'objectif est «que chacun devienne autonome», rapporte Marie-Louise Mouket, directrice du pôle social et insertion de l'Association Logement Jeunes 93 (ALJ93), la structure chargée de la mise en œuvre du projet. A terme, le dispositif vise l'insertion professionnelle des adultes. «Quand ils ont des ressources fixes, ils peuvent s'inscrire au fichier des mal-logés de la ville en vue de l'attribution d'un logement définitif», précise Gérard Chambon, maire adjoint à la culture d'alors, qui a suivi le dossier. A ce jour, quinze ménages ont déposé une demande de HLM.
Dès 2010, le contrat est strict : seules les 70 personnes expulsées de l'autoroute ont le droit de bénéficier du projet qui démarre. Et tous doivent signer une charte, s'engageant à apprendre à lire, écrire et à scolariser les enfants. «Il était hors de question qu'ils fassent venir le cousin, l'oncle ou le grand-père», précise Gérard Chambon. «On a dû expulser deux familles du dispositif, avoue Didier Guillaume. Ça tournait au clanisme, à la petite mafia. Il a fallu être rigoureux, mais une fois qu'on a eu posé les règles, la grande majorité des familles n'y a pas dérogé.» Outre ces engagements, les résidents devaient verser chaque mois un euro symbolique par caravane en guise de loyer. Pour leurs appartements actuels, chaque foyer donne 10% de ses ressources. Un principe «pédagogique» d'après la municipalité. «On ne voulait pas qu'ils soient uniquement assistés», dit Gérard Chambon.
C'est pourquoi tous ont participé à la remise en état des logements mis à leur disposition. Le petit salon où Daniel et Codruta servent désormais le café aux invités avait par exemple besoin d'un bon coup de peinture. Une tâche qui faisait partie de l'accord avec Valophis, le bailleur social partenaire du projet. Les pavillons prêtés par l'organisme sont voués à être démolis dans quelques années dans le cadre d'une opération de renouvellement urbain. En attendant, le couple soigne son intérieur. «On a eu la maison il y a dix mois», se souvient Daniel, grand blond costaud. Il sort fièrement sa carte vitale, reçue récemment, comme une preuve de sa légitimité en France. Son épouse, Codruta, est femme de ménage dans un collège. Lui n'a eu qu'un petit contrat dans le bâtiment et cherche un autre travail.
Paillettes. Au premier étage de leur maison habite une deuxième famille. Alina, Doru et leurs deux enfants vivent dans trois pièces mansardées aux murs en lambris sombre. Dunisa, 16 ans, se trouve «trop bien installée ici». Pull rose à paillettes et attitudes d'adolescente, elle est, d'après Gérard Chambon, «la pin-up de Permis de vivre». «Avant, même sur le terrain, je me levais à 6 heures pour me maquiller avant d'aller en cours», confirme la jeune fille. Elève en troisième prépa pro, Dunisa étudie la vente, même si elle avait demandé une filière esthétique. Sa mère est auxiliaire de vie depuis un an. Au collège, Dunisa confie qu'elle n'a «pas trop d'amis». «Ils se foutent de ma gueule parce que je suis roumaine», dit-elle avec un léger accent, faisant mine de ne pas être blessée. L'an dernier, elle était dans une classe d'accueil pour les nouveaux arrivants non francophones, et en garde un bien meilleur souvenir : «J'étais avec des renois, des Arabes, et on s'aimait trop.»
La mère et la fille sont bavardes, mais Doru, le père, reste à l'écart. Son niveau de français est faible, malgré les cours dispensés par l'ALJ. Pour gagner sa vie, il joue de la musique dans les trains. Mais ces derniers temps, il n'y va plus, «à cause des terroristes et des bombes».
Gérard Chambon ne cache pas que les Roms «sont loin d'avoir tous trouvé un travail». Le projet constitue «une charge extrêmement lourde pour la ville», dit-il. Il coûte 200 000 à 300 000 euros par an à la municipalité, qui a bénéficié de petites aides de la région, du conseil général et de l'Etat. Un budget et une volonté politique qui «créent des tensions dans la ville», admet le maire.
L'arrivée des Roms dans certains quartiers a parfois posé problème. «Il y a des représentations sur ces populations qu'il faut déconstruire», analyse Marie-Louise Mouket. «Les élus ont reçu des lettres… Ça a été compliqué, à cause de la peur de l'autre, renchérit le maire. Mais ça a permis à des gens de ne pas être rejetés peu après le discours de Grenoble [antiRom, ndlr] de Nicolas Sarkozy, en juillet 2010.» «Aujourd'hui, ils sont comme les autres Choisyens, avec une activité salariée pour certains, et une régularisation de la situation administrative faite ou en cours», souligne l'élu.
Cuivre. Parmi ceux qui n'ont pas de travail, certains font de la musique, comme Doru. D'autres vendent de la ferraille. C'est le cas du mari de Bianca, parti vendre du cuivre ce lundi-là. A 24 ans, la jeune femme, qui s'est mariée à 15 ans, aimerait devenir vendeuse. Elle a appris «comment se présenter à un patron de travail» avec le personnel de l'ALJ. Elle travaille aussi son français, même si elle se «débrouille», comme elle dit dans un sourire qui laisse apparaître deux dents en or.
Pour l'instant, elle s'occupe de sa plus jeune fille, âgée d'un an. Elle est assoupie dans la chambre de ses parents. La pièce est décorée avec des tapis et des fleurs en plastique. «C'est style Roumanie, ça, simple», estime Bianca. Au-dessus de la cheminée en marbre est accroché un portrait de Marie-Antoinette, «trouvé dans une brocante». Elle voyait ça «dans les films» quand elle était petite. Plus très sûre, elle demande : «C'est style français, ça, non ?»
Photos Albert Facelly