La liberté d’expression fut au cœur des valeurs revendiquées à travers les mobilisations du mois de janvier. Cependant, la culture politique et intellectuelle française, historiquement dominée tantôt par une droite bonapartiste tantôt par une gauche marxiste, convergeant aujourd’hui dans un républicanisme autoritaire, est mal préparée à défendre cette valeur. Quelques clarifications seront peut-être utiles. Quelques doutes aussi.
La liberté d'expression n'est pas défendue par le fait d'interdire à un individu d'en tuer un autre au nom de ce qu'il a dit (entendre le mot «dire» ici dans un sens large incluant tout signe, dessin, geste, image. On peut appeler signe tout acte qui n'a pas de causalité directe et n'existe qu'à la condition d'une interprétation. Il n'est pas nécessaire que j'interprète le coup-de-poing que l'on m'a donné pour qu'un hématome se forme. En revanche, une insulte n'existe qu'à la condition d'être reçue comme telle.) La liberté d'expression est un principe politique qui s'adresse à l'Etat et non aux individus, en vue de limiter son pouvoir de restreindre l'expression des individus. Les tueurs de Charlie Hebdo n'ont pas porté atteinte à la liberté d'expression de leurs victimes. Ils ont porté atteinte à leur droit à la vie. La nature de leur crime aurait d'ailleurs été la même s'ils avaient tué pour un autre motif, par exemple parce qu'ils avaient voulu racheter Charlie et que la direction avait refusé : quels que soient nos différends, on ne saurait les régler par ce genre d'actes ignobles. Cela n'a rien à voir avec la liberté d'expression.
En revanche, lorsqu’un individu est condamné pénalement pour des propos qu’il a tenus, alors, oui, il y a une limite mise à la liberté d’expression. Elle est posée non pas par un délinquant, mais par les détenteurs de l’autorité politique et par le peuple qui les soutient. On dit qu’aucun droit n’est absolu et cela est juste. Mais les restrictions à un principe doivent donc être des exceptions justifiées. Or, en France, ces exceptions sont si nombreuses et la tendance à en ajouter de nouvelles si fréquente, qu’on se demande si l’affirmation du principe a encore un sens : si le seul fait parler est si suspect, pourquoi donc le voir comme un droit fondamental ?
Le paradoxe de ces derniers jours est que les condamnations pour délit d'expression ont augmenté du fait même de l'indignation suscitée par les attentats commis sur les dessinateurs de Charlie Hebdo. Ainsi, un chauffard en état d'ivresse a été condamné à quatre ans de prison ferme pour apologie du terrorisme parce qu'il avait dit aux policiers qui l'interpellaient : «Il devrait y en avoir plus des Kouachi. J'espère que vous serez les prochains […]. Vous êtes du pain bénit pour les terroristes.» Certes, diverses circonstances entrent dans le cas, mais le procureur a précisé ( le Figaro, 13 janvier) : «La sévérité des peines prononcées s'explique grandement par les propos tenus faisant l'apologie du terrorisme.» Il semble que, parmi les condamnations prononcées ces derniers jours, un nombre significatif concerne des personnes en état d'ivresse, sous l'effet de la drogue ou qui ont agi par bravade à l'égard des forces de l'ordre.
Quel est le fondement de ces condamnations ? Ce ne peut être d’éviter le recrutement de criminels : on peut douter que des imprécations d’ivrognes constituent une propagande pour le jihad international véritablement dangereuse. Plus généralement, il est difficile de voir en quoi ces propos sont liés à une action concrète. Or, si on interdit des signes, non parce qu’ils sont pris dans des chaînes causales précises entraînant des conséquences criminelles, mais parce qu’ils signalent l’existence d’une opinion que l’on réprouve, c’est que le fondement de ces restrictions n’est autre que la volonté d’empêcher les gens en général de penser quelque chose, donc la réprobation de la société à l’égard de simples représentations.
Kant disait de la liberté de penser qu'elle était «l'unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s'attachent à cette condition.» N'en déplaise à nos amis «républicains», cette phrase s'applique aussi aux partisans d'un Etat islamique. Qu'ils rêvent tant qu'ils veulent d'un monde écrasé par leurs délires, pour autant qu'ils ne tentent pas de passer à l'acte ! Contrairement à ce tyran antique qui avait exécuté un de ses courtisans parce que celui-ci avait rêvé qu'il l'assassinait, un Etat moderne ne devrait pas condamner des gens pour des pensées, mais éventuellement parce que ces pensées sont directement liées à la mise en œuvre de projets criminels.
Certes, l'Etat français a voté depuis longtemps un grand nombre de lois qui ne se comprennent que par le fait qu'il s'arroge la mission de diriger la pensée des citoyens. Cependant, même en cette circonstance, il existe des principes généraux du droit pénal qui devraient limiter les décisions judiciaires. L'un est que ces restrictions doivent être claires et prévisibles. Or, le domaine de l'expression étant par nature ouvert à l'interprétation, il faut être très prudent sur ce que l'on condamne. De ce point de vue, il n'est pas sûr qu'on puisse considérer la phrase de Dieudonné, «je me sens Charlie Coulibaly», comme une apologie du terrorisme : elle peut aussi vouloir dire qu'on le traite comme un Coulibaly (un terroriste) alors qu'il n'est qu'un Charlie Hebdo (un humoriste). Bien sûr, Dieudonné joue sur l'ambiguïté, mais cela suffit-il à constituer un délit d'apologie du terrorisme ? L'autre est le principe de proportionnalité. Il y a des gens qui ont commis des meurtres sous l'effet de la colère ou de la panique et qui sont condamnés à des peines de prison plus faibles que ceux qui viennent de tenir les propos incriminés. Hélas, les élites françaises ont autant de goût pour les grands mots que de mépris pour les contraintes procédurales du droit qui les font vivre. Celles-ci sont largement ignorées. Oui, l'école a un énorme travail à faire pour inculquer les fondamentaux de l'Etat de droit, mais cela ne s'adresse pas seulement aux masses ignorantes, mais aussi les esprits cultivés, y compris les intellectuels.
On pourra penser que les excès de la justice sur des marginaux ne sauraient être, en ces temps solennels, une préoccupation des esprits sérieux, et voir dans cette tribune un exemple de plus de la futilité de ces intellectuels de gauche dont on n’est pas loin de penser qu’ils sont indirectement responsables de cette culture criminelle que l’on suppose ancrée dans les masses populaires «d’origine étrangère». Pourtant, rien ne saurait être plus inquiétant, justement en ces temps solennels, que de donner l’impression que les mots ne comptent pas. Nous avons avant tout besoin de redonner de la crédibilité à nos institutions. La réponse la plus admirable de la société et de l’Etat à ces attentats n’est pas de se braquer sur des repères identitaires mal définis, mais de prendre conscience de la valeur en effet sublime qu’est la liberté d’expression et d’être prêt à se remettre en question pour donner à cette valeur plus de place dans sa propre culture et ses propres lois.