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grand angle

«Si je suis resté vivant…»

Auschwitz, 80 ans aprèsdossier
Henri Borlant venait d’avoir 15 ans quand il est arrivé dans le camp où mourront son père, son frère et sa sœur. Pour «Libération», il replonge dans l’indicible.
Henri Borlant, chez lui, à Paris, le 23 janvier. (Photo Yann Rabanier)
publié le 26 janvier 2015 à 19h36

Henri Borlant a été arrêté en juillet 1942, il venait d'avoir 15 ans. Il dit avoir comme un vertige quand Serge Klarsfeld le présente comme «le seul survivant des 6 000 enfants juifs de France de moins de 16 ans déportés à Auschwitz en 1942». «C'est très impressionnant… On est le seul à pouvoir parler, je n'ai donc pas le droit de me taire.»

Il est déporté à Auschwitz-Birkenau en même temps que son père, sa sœur Denise et son frère Bernard, qui ne sont jamais revenus. Sa mère, restée avec les cinq plus jeunes enfants, a réussi à se cacher en Anjou, puis à Paris. Après la guerre, ce « petit Parisien de la rue du Château-des-Rentiers, un milieu archipopulaire», fait des études de médecine et s'installe comme généraliste. Il épouse une jeune Allemande, Hella, et aura quatre filles. «Pendant cinquante ans, remarque-t-il, je n'ai rien dit, mais j'ai toujours eu le sentiment qu'il fallait que je raconte.» En 1992, il prend contact avec un groupe, dirigé par l'historienne Annette Wieviorka et subventionné par la Fondation Fortunoff de l'université Yale, qui filme les témoignages de déportés. Il témoigne lui-même, puis recueille les récits de ses camarades. En 2011, il publie Merci d'avoir survécu (Seuil). Aujourd'hui âgé de 88 ans, énergique, chaleureux et bienveillant, il est actif à la Fondation pour la Mémoire de la déportation et au Mémorial de la Shoah. Et intervient inlassablement devant lycéens, enseignants ou journalistes.

«On nous recomptait je ne sais combien de fois»

«Au début, j’étais avec mon frère et mon père, dans le même block, à Birkenau. On dormait sur le même châlit. Quand je suis retourné à Auschwitz-Birkenau, des années après, je me suis dirigé vers un châlit du block 9, comme si j’étais sûr que c’était celui que j’avais partagé avec eux. Au bout de huit jours, mon frère et moi, on nous a mis au block 16, qui était un block de jeunes. J’ai été séparé de mon père à ce moment-là. Je ne l’ai plus revu.

«Je suis resté deux mois à Birkenau. C'était dur pendant les appels, surtout le soir où ça durait longtemps. Ils n'étaient pas foutus d'avoir des comptes justes, parce qu'il y avait des morts dans les coins qu'on n'avait pas encore ramenés dans les baraques. Il y avait aussi ceux qu'on appelait les "musulmans", qui n'avaient plus que la peau sur les os, qui erraient comme des fantômes, qui n'avaient plus leur tête, qui ne savaient plus leur nom, ni leur numéro, il fallait les retrouver et les ramener dans la baraque dont ils dépendaient. On nous recomptait je ne sais combien de fois, on était debout par tous les temps, la pluie, la neige, à un moment, je ne voyais plus rien, je m'écroulais. On me laissait par terre et, à chaque fois que le SS repassait pour nous recompter, mon frère me remettait debout. Ceux qui étaient par terre, malades ou mourants, quand l'appel était fini, on les envoyait au Revier, le quartier des malades, et on les revoyait plus.

«Moi, j’étais un gamin de 15 ans qu’on avait arraché à sa maman, pas un voyou qui avait l’habitude de la rue. J’étais un bon élève studieux, j’étais toujours dans les jupes de ma mère. Tout ça pour vous dire que je n’étais pas préparé à ça. Mon frère, qui avait 17 ans, il était costaud et avait un tempérament bagarreur. Au bout de deux mois, nous avons été séparés, et je ne l’ai plus jamais revu. Il a tenu trois mois et demi, je sais quand il est mort. Pas comment, je ne l’ai jamais su.

«Après, quand j’ai commencé à être un ancien, c’était autre chose. Sur un ancien, un kapo ne va pas taper systématiquement, c’est comme en prison, les anciens sont considérés. Et puis j’ai grandi, je n’étais plus un gamin, je parlais toutes les langues du camp : russe, polonais, yiddish… Il y a des langues que je ne parlais pas, mais je pouvais quand même échanger, en hollandais, en hongrois. J’avais mes copains juifs grecs, de temps en temps, quand on avait un peu de répit, ils me chantaient des chansons en ladino.»

Les sadiques du block 7

«Après deux mois à Birkenau, j'ai passé un an à Auschwitz-I, au block 7, où il n'y avait que des jeunes. Mon kommando, c'était la Mauerschule, l'école de maçonnerie. Allez savoir pourquoi, ils avaient décidé de prendre des jeunes et de leur donner des notions de construction. C'était quand même plus ou moins bidon, en fait, on nous envoyait sur des chantiers. Des civils venaient la journée dans le camp, des Mauermeister, des maîtres-maçons polonais. On passait des journées à décharger des sacs de ciment et des briques, à pousser des brouettes de sable, à poser des rails pour les wagonnets, à construire des routes.

«Lors de recherches à Auschwitz, l’historienne Annette Wieviorka a trouvé des documents de la firme de construction de route Riedel Strassenbau, pour laquelle j’ai travaillé. Ils notaient le nom de ceux qui travaillaient, avec numéro de matricule, nationalité, grade, juif ou pas, et la somme versée aux SS pour notre travail. Une paperasserie remplie tous les jours.

«Auschwitz, ce n'était pas un salon où l'on cause, j'en ai un nœud à l'estomac tout d'un coup. On se lève, il fait encore nuit, on est terrorisés, on crève de faim, on est des pauvres petites choses, on nous tabasse, on nous injurie. Les Polonais hurlaient : "Je vais te battre jusqu'à ce que ton sang coule, fils de pute." Nos chefs polonais étaient antisémites et antifrançais et ils ne gardaient leurs privilèges que dans la mesure où les SS voyaient qu'ils nous menaient la vie dure. On était affamés, malades, on vivait dans la crasse, on était couverts de poux, j'ai eu le typhus dix jours après mon arrivée. On avait tous aux pieds des plaies infectées parce qu'ils nous faisaient courir avec des chaussures à semelles de bois qui ne tenaient pas aux pieds.

«Quand on était archicrevés, on essayait de s’allonger et de récupérer. Parfois, ces sadiques du block 7 nous faisaient lever la nuit pour faire de la gymnastique. Le chef de la baraque était un "droit commun", une brute. Il nous surveillait la nuit pour voir si on respectait le règlement. On avait la dysenterie, on courait aux toilettes. Mais il nous obligeait à tenir nos chaussures à la main jusqu’aux toilettes, à mettre les chaussures avant d’entrer, à les enlever en sortant… Quand vous êtes un gamin exténué, malade, et que vous courez pour arriver à temps… Il nous chopait quand on n’avait pas fait exactement ce qu’il fallait, il nous faisait monter au grenier, nous faisait mettre à poil en plein hiver, et il fallait se mettre allongé, debout, allongé, debout… Ensuite, plier les genoux, tendre les bras, sauter, sauter… Et il nous arrosait d’eau glacée puis nous frappait avec un bâton. Le lendemain matin, il fallait partir au travail avec les autres. Il y en a des dizaines qui sont morts à ce régime-là.»

«Même le tueur, il a besoin de discuter…»

«Des moments de solidarité, pendant ces trente-trois mois, il y en a eu tout le temps. Quand vous avez le typhus, que vous avez 40°C de fièvre, et qu'il ne faut jamais dire que vous êtes malade, sinon, on vous envoie au Revier, et ensuite à la chambre à gaz… Il n'y a pas de survivants sans solidarité. Pareil quand on revient le soir, qu'on a 3 kilomètres à faire et qu'on n'a pas les jambes pour marcher. S'il n'y a pas deux types pour vous tenir sous les bras à droite et à gauche…

«L'aide, c'est aussi de rester groupés. On reste avec des gens qui parlent notre langue, des Français, des Belges, des Grecs aussi, parce que les Grecs de Salonique parlaient le français couramment. Pouvoir se parler, réconforter celui qui ne tient plus, qui est désespéré. Et puis, quand vous êtes quatre ou cinq, vous voyez le danger venir de tous les côtés : "Attention, un kapo qui vient, fais gaffe !"

«Si je suis resté vivant, c’est que j’ai dû être un peu protégé. Je me souviens d’une fois où j’étais chargé de ramasser et de nettoyer les gamelles, une tâche pas fatigante… J’étais un gamin, mignon, aux yeux bleus. Est-ce que ça a inspiré la pitié à certains et qu’ils ont tapé sur un autre plutôt que… Tout ça, c’est difficile.

«A Auschwitz-I, il y avait un type qui s’appelait Siggi, un costaud, un grand mec, juif, qui parlait l’allemand couramment, il avait le profil d’un kapo. Il y en a quelques-uns, comme ça, avec lesquels ceux qui nous commandaient sympathisaient, parce qu’ils parlaient l’allemand. Même le tueur, de temps en temps, il a besoin de discuter et de raconter des blagues ou je ne sais quoi. Il le fait avec quelqu’un qui comprend sa langue. Ce Siggi, à un moment ou à un autre, il m’a protégé. Les plus âgés protégeaient les plus jeunes, quand ils n’étaient pas surveillés, quand ils pouvaient.»

«On chargeait les cadavres, on déchargeait, on revenait»

«Après Auschwitz, j'ai été emmené à Ohrdruf, qui dépendait de Buchenwald. J'avais déjà deux ans et demi de camp derrière moi, mais le travail était tellement dur. Au bout de quatre jours, je me suis dit : "Je vais crever si je continue." Alors, le matin, je me cachais pour ne pas aller travailler. Sauf que, du coup, il n'y avait pas à bouffer. Mais, dans la matinée, il y avait des chefs qui passaient et criaient : "Corvée de viande !" Les affamés sortaient, les chefs prenaient ceux qui étaient les moins mal foutus, et on savait qu'on aurait une soupe à midi.

La "corvée de viande", c'était transporter les cadavres à Buchenwald, parce qu'on n'avait pas de four crématoire à Ohrdruf. Un camion arrivait, on chargeait les cadavres, on faisait le trajet jusqu'à Buchenwald, on les déchargeait au crématorium et on revenait. Une autre fois, je suis vraiment allé chercher de la viande pour la cuisine SS dans la ville d'Ohrdruf, à 3 kilomètres du camp. Pendant qu'on chargeait, il y avait un prisonnier de guerre français qui demandait s'il y avait un Français. J'ai dit, moi, je suis français. Il m'a dit : "Prends le seau avec moi", et on s'est mis à l'abri des regards. Il m'a demandé d'où j'étais, j'ai dit que j'étais de Paris, lui était de Livry-Gargan, un jeune. Il m'a dit : "Tiens bon, tu sais, il n'y en a plus pour longtemps, les Américains sont tout proches. Et si tu arrives à te sauver, on est plusieurs prisonniers de guerre français, on te cachera jusqu'au bout. Et mon patron, le boucher allemand, c'est un antinazi, tu peux lui faire confiance."

«Ce qui fait que, la nuit où on s'est évadés, avec mon copain Henri Ehrenberg, on est allés frapper chez le boucher. Il nous a ouvert, c'était une nuit particulière, ça canardait, les gens s'étaient réfugiés dans les abris. Ils nous ont enlevé nos vêtements de déportés et nous ont donné des vestes de prisonniers de guerre marquées KG (Kriegsgefangener), ils nous ont cachés dans le grenier et, le lendemain, les Américains étaient là.

«J’étais un gamin, j’étais en liberté. Dans le camp évacué par les SS, j’ai trouvé une badine, des bottes d’officier qui m’allaient, une veste de chasse avec des poches, une ceinture, j’étais en pays conquis. Tout d’un coup, on se redressait, c’étaient les autres qui avaient peur de nous.»

«J’ai eu peur, puis j’ai eu honte d’avoir eu peur»

«Un jour, il y a quelques années, je suis allé témoigner au lycée Henri-IV. Une élève m'a demandé : "Est-ce que vous avez déjà eu honte d'être juif ?" J'ai répondu non, il n'y a pas de raison d'avoir honte. Mais je n'étais pas satisfait de ma réponse. J'ai réfléchi, je me suis souvenu que des amis m'avaient dit : "Toi, tu ne dis pas que tu es juif." C'est vrai, je ne le disais pas et, après la guerre, je cachais mon tatouage. J'avais payé cher pour savoir que les antisémites ça existait, et qu'ils n'étaient pas gentils avec les Juifs.

«D'abord, j'ai eu peur, et ensuite, j'ai eu honte d'avoir eu peur. Et c'est à ce moment-là que j'ai décidé de témoigner. La première fois, ça a été difficile. Je pensais que c'était mon devoir de le faire, mais j'avais une trouille pas possible. Prendre la parole en public, ça me terrifiait, même sur d'autres sujets. Et là, en plus, devant des gens que je ne connaissais pas, dire "je suis juif", c'était très imprudent, par rapport à la façon dont je m'étais construit. Je ne disais pas à mes malades que j'étais juif. Il m'est arrivé qu'une de mes patientes me dise : "Je viens chez vous parce que mon mari ne veut pas que j'aille chez un médecin juif." Mais là, j'ai surmonté tout ça pour faire passer un témoignage, et puis j'ai continué et, depuis vingt ans, je n'ai pas arrêté.»

«Il s’est jeté dans mes bras et il a sangloté…»

«Depuis peu, on me fait venir pour témoigner devant des délinquants qui sont condamnés et qui doivent passer deux jours au Mémorial de la Shoah. Avec un autre témoin, une femme tutsie, nous sommes intervenus auprès de ces jeunes. On parle, ils posent des questions, on répond.

«Ce sont des gens qui ont été condamnés pour des actes ou des paroles racistes. Il y avait un type d'une trentaine d'années qui avait insulté un employé du métro. Il nous a dit: "Mais c'était pas un juif, hein, c'était un arabe !" Un chauffeur de taxi qui s'était disputé avec un client et lui avait lancé une insulte raciste. Il y avait également eu une gardienne d'immeuble qui avait une cinquantaine d'années, l'air fermé. Elle n'a posé aucune question pendant la discussion. Et, à la fin, elle a dit à Claude Singer, le directeur pédagogique du Mémorial de la Shoah : "Pendant deux jours, vous vous êtes occupés de moi."

«Une fois, il y avait deux jeunes garçons d'environ 20 ans. L'un avait filmé l'autre pendant qu'il faisait une quenelle et il avait mis la vidéo sur Internet. Celui-là, quand ça a été fini, au bout de deux heures, il s'est dirigé vers moi et s'est jeté dans mes bras. Il a sangloté, on ne pouvait plus l'arrêter. Un gentil garçon, plutôt sympathique. Je lui ai dit : "C'est pas grave", je lui ai fait cadeau de mon livre en poche, qui appartenait au Mémorial.

Claude Singer m'a dit : "Tu n'aurais pas dû, il ne faut pas qu'ils aient une récompense." Il a raison mais, sur le moment, le garçon pleurait, je ne savais pas quoi faire. Je l'ai consolé.