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Libération
TRIBUNE

Au-delà de l’émotion du 11 janvier

publié le 29 janvier 2015 à 17h46

Rien n’autorise à tuer pour des idées. Ni convictions politiques, ni religions, ni désaccords privés. Et le rôle des gouvernements de France et d’Europe est de garantir le droit et la réalité de cette conviction qui nous a rassemblés le 11 janvier. C’est même l’originalité absolue de l’Europe. Sa puissance première, son carburant moral.

Mais le Marseillais que je suis, élevé en bordure de deux mondes, conseiller municipal de cette ville durant quelques années, ne peut cacher son trouble. Je sais dans ma ville, et à son sud, l’immense sentiment d’être des victimes de l’Occident qui secoue un monde arabo-musulman en guerre - civile, religieuse, politique, économique… Je sais, dans nos banlieues, la réalité d’une vie séparée, sans confiance dans l’école, sans vacances, avec si peu de vie privée, de sécurité, d’emploi - des vies sans rêve. Je sais surtout l’impuissance du politique à faire désirer l’avenir. Je sais aussi, car j’ai été jeune en 68, le besoin puissant de croire et d’agir pour devenir. Parfois à n’importe quoi et avec n’importe qui. Pour moi, le jihad est une utopie mobilisatrice, certes manipulée, certes instrumentalisée. Mais en 68 que n’avons-nous dit, et cru, sans même parler de ceux qui sont allés tuer Georges Besse, Aldo Moro, ou de la Bande à Bader !

Le monde, aujourd’hui, est ouvert. Dire, dessiner, c’est parler au monde. Prendre le risque du monde. C’est ce que nous avons fait le 11 janvier. Et magnifiquement. La France existe quand elle incarne les valeurs de liberté de 1789 et de 1848. C’est cela que nous sommes aux yeux du monde. Le temps est sans doute venu de partager cette parole de la France et d’écrire une charte européenne de la liberté d’expression où nous allons négocier ce que nous avons, ensemble, à garantir pour nous-mêmes et à dire aux autres. L’Europe doit être une parole commune appuyée sur ses valeurs autant que sur son économie et ses forces militaires. Car la guerre qui commence va être longue, douloureuse. Imprévisible.

Et ici, au-delà du renseignement, de la police, des armées, de la volonté et de la liberté, il faut répondre à une question importante : celle de la place des populations qui montent des Suds. La France et l’Europe se métissent. Il y a dans l’Union autant de musulmans que de Belges… Nous sommes devenus une grande puissance musulmane. Et ces migrants du Sud, musulmans ou non, Arabes ou non, doivent être vus comme les porteurs demain de la chance pour l’Europe d’être un acteur majeur du développement du Moyen-Orient et de l’Afrique. Le Sud est notre chance pour nous développer tout en favorisant le développement de l’Afrique et en limitant les migrations de pauvres.

En 1906, en France, nous n’avons pas fait de place aux musulmans dans le concordat signé avec l’Eglise catholique pour séparer l’Eglise de l’Etat. Ils étaient déjà pourtant à l’époque près de 4 millions. Ils l’ont demandé. Refus. Mépris du colonisé. Lourd souvenir. Aujourd’hui, on bloque l’entrée de la Turquie dans l’Europe, on ne la propose pas au Maghreb ni aux peuples de Méditerranée. Tous les peuples, y compris israélien. Pourtant l’Europe et la Méditerranée forment couple depuis des milliers d’années. Saint-Augustin n’était-il pas Algérien ? Les arabo-musulmans d’Europe ne doivent être ni des hommes en trop ni une avant-garde. Ils doivent être des partenaires dans une Europe qui ne choisit pas les pays entrants pour leur religion chrétienne historique mais pour nos intérêts complémentaires bien compris.

A ne plus avancer, partout montent le nationalisme et l'islamisme, double face du même refus de l'Autre. Chacun se définissant «contre». Alors il faut nous repenser «pour» : de l'Oural au Sahara, réunifier le monde issu des monothéismes, remettre «la mer au milieu des terres» à sa juste place. Sinon, ce sera la guerre des nations blanches contre les peuples d'islam. Le monde qui se bâtit est un monde de grands ensembles continentaux appuyés sur des cultures enracinées. Et partout, il faut faire une place aux minorités des autres grands ensembles, avec respect. Il n'y a pas de commerce et d'unité du monde sans circulation des hommes et organisation des diasporas. Et en commençant par «nos» immigrés bien sûr : ces millions d'Européens qui vivent de plus en plus dans le monde. 2 millions de Français. Mais aussi pour les Français et les immigrés issus des peuples du Sud. La sécurité et l'avenir des uns sont garants de la sécurité et de l'avenir des autres.

Ici, s’ouvrir au monde commence en diffusant dans nos banlieues une organisation démocratique de proximité. Comme à la campagne, chaque grand ensemble, chaque cité, doit devenir une commune de plein exercice, intégrée à une communauté de communes faisant métropole. La démocratie de proximité doit devenir l’outil de cette intégration que nous n’avons pas réussie. La Troisième République, en 1870, a réussi l’intégration des campagnes de cette façon : reproduisons le modèle, mais pour la banlieue. Et laissons là, comme ailleurs en France, la vie politique locale structurer le lien social.

Ensuite, il faut oser les signes transversaux de ressemblance. Le costume standard au collège pour valoriser la fierté d'étudier, attribuer une couleur aux matériels scolaires - bâtiments, véhicules, poubelles… - comme pour la Poste et les pompiers. L'éducation, cela doit se voir. Et dans les quartiers pauvres, donnons aux directeurs d'école le pouvoir de choisir des enseignants volontaires. Puis inventons : le service civique généralisé, le voyage en France à 16 ans pour que chaque jeune connaisse charnellement la France, Paris et la mer ; enfin, généralisons la décohabitation familiale des jeunes de 18 ans qui poursuivent leurs études, en particulier dans les milieux populaires - cela, c'est Edgard Pisani et de Gaulle qui l'inventèrent pour moderniser les campagnes en 1960. Il faut cesser de crier laïcité, laïcité comme un exorcisme - de Gaulle aurait dit «en sautant comme des cabris» -, il faut transmettre nos valeurs en sortant des mensonges égalitaires de l'égalité formelle, des administrations écrasantes et revenir à la démocratie, à l'engagement individuel et aux projets qui rassemblent. Autrement, ce qui a échoué hier ne réussira pas demain. Le président Hollande pourrait même proposer une grande loi de rassemblement national qui «vide» tous les archaïsmes qui nous limitent : suppression des départements urbains, fusion des CDI et des CDD, réduction à 400 du nombre des députés et des sénateurs…

Toutes les villes auront toujours des banlieues, et toutes les sociétés des arrivants moins favorisés. Notre devoir est d'armer la France et l'Europe pour ouvrir à leurs habitants des chemins dans notre corps social : par la démocratie de proximité, l'engagement individuel, la diversité des projets, l'exigence de nos valeurs et le respect des diverses religions. Ces arrivants sont des passeurs de monde, destructeurs si nous les refusons, porteurs d'avenir si nous savons penser ensemble notre projet pour le XXIe siècle. Au niveau local comme au niveau global.

Le monde est aujourd’hui plus «flux» - d’hommes, de savoirs, de croyances, de ressources écologiques, de capitaux, de biens et de peurs - que «stock», car l’humanité et le monde sont réunifiés et vivent définitivement en coresponsabilité.

Dernier livre publié «La France dans le monde qui vient», éd. l’Aube, 2013.