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Libération
Interview

Michel Wieviorka : «Des décisions prises dans l’urgence sans vision à long terme»

Le sociologue Michel Wieviorka met en garde contre une politique dictée par l’émotion dans les affaires d’apologie du terrorisme :
publié le 29 janvier 2015 à 22h26

Depuis l'attentat de Charlie Hebdo, les condamnations pour apologie du terrorisme pleuvent. La justice est pointée du doigt pour sa sévérité, dictée pour certains «par l'urgence» et «l'émotion» : 117 procédures pénales pour apologie du terrorisme ont ainsi été diligentées, selon la chancellerie. Parmi elles, 28 condamnations à des peines de prison ferme dont 20 avec un mandat de dépôt (incarcération) à l'audience. A Nice, c'est un enfant de 8 ans qui a été entendu par la police (lire ci-contre). Michel Wieviorka, sociologue et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, revient sur un climat propice aux dérives.

Dans le contexte des attentats, la société française se laisse-t-elle déborder par ses émotions ?

Au moment des attentats, la société a fait preuve d'une grande retenue et d'une grande responsabilité morale dans sa façon de réagir aux événements. Mais une fois ce premier moment passé, ont émergé des débats, des peurs, et la crainte d'une société qui peut partir à la dérive. Jusqu'au 7 janvier, la France se croyait bien loin du terrorisme, immunisée. On en avait presque oublié Mohamed Merah. Les attentats de Charlie Hebdo et de la Porte de Vincennes ont été un choc puissant. Aujourd'hui, on sait que ça peut survenir à tout moment. Outre le terrorisme, la société française risque l'égarement pour des raisons culturelles. Ce qui frappe, c'est cette méfiance vis-à-vis des élites politiques, journalistiques et intellectuelles. Méfiance qui trouve refuge dans la théorie du complot avec pour toile de fond Internet, où peuvent proliférer toutes les rumeurs, théories et complots. Il faut, pour endiguer le problème, que le gouvernement mette en place des mesures semblables à celles prises pour la presse dans les années 1880. Il faut des sanctions pour les personnes qui dérapent sur le Net.

Le risque n’est-il pas d’aller trop loin dans les mesures prises parfois dans la précipitation ?

Les événements ont fait resurgir des débats, notamment sur la liberté d’expression et la sécurité. Il est intéressant que l’on ait pris au sérieux les jeunes qui dans les écoles ont dit «je ne suis pas Charlie», sans les prendre immédiatement pour des islamistes en puissance.

Le risque est, en cas de nouveaux attentats, que l’on aille vers des mesures antidémocratiques prises effectivement sous le coup de l’émotion. Pour l’instant, elles sont modérées et le débat relativement consensuel, même si le risque de surenchère n’est pas à écarter. Le pouvoir politique est confronté à une urgence pour éviter que cela ne se reproduise. Il doit repenser son action dans tous les domaines : diplomatique, intervention militaire et politique intérieure. Le problème du terrorisme se trouve au carrefour de la politique de la ville, de l’éducation et de la politique carcérale. Tous ces sujets deviennent brûlants. Aujourd’hui on prend des mesures dans l’urgence sans aucune vision à long terme.

Les condamnations sévères pour apologie du terrorisme ne sont-elles pas révélatrices d’une justice influencée par le climat ambiant ?

Il y a une intériorisation de cette atmosphère particulière par les magistrats. Quand on est dans un climat où le terrorisme rode, la justice a tendance à serrer les coudes vers l’exécutif. La séparation des pouvoirs est mise en cause. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une pression diffuse plus ou moins explicite du côté du pouvoir. Les différences notables dans le poids des condamnations qui ont été prononcées prouvent que le juge n’est pas une machine. L’apologie du terrorisme doit être condamnée si l’on considère que les propos pourraient déboucher un jour sur des actes. Certains se sont indignés de la condamnation à quatre ans de prison d’un homme ivre qui a fait de l’apologie du terrorisme. Mais tout citoyen, même ivre, est responsable de ses actes. C’est le cas pour la délinquance routière.