Dans la suite des événements tragiques des 7, 8 et 9 janvier, notre Premier ministre s'est fendu d'une déclaration choc, que l'on aurait pu considérer comme un simple coup de communication, si elle n'en disait pas beaucoup sur les intentions du pouvoir et sur son analyse de la situation dans nos banlieues. C'est ainsi que, dans un contexte de grande inquiétude de la société française, Manuel Valls a proclamé l'existence en France d´un «apartheid territorial, social, ethnique».
A alors débuté le film que les habitants des quartiers connaissent par cœur : les opposants politiques affirment que c’est une honte de comparer la République à l’apartheid, et monsieur Valls leur rétorquera qu’il faut regarder la réalité en face… Bref, le débat s’emballe et on oublie le sujet de départ, pour la simple et bonne raison que les premiers intéressés ne sont pas appelés à y participer. Tout roule. Sauf qu’il dépend de nous de ne pas changer tout de suite de sujet.
Entendons-nous. Comme beaucoup, nous avons plutôt bien accueilli la sortie du Premier ministre. Qui, en banlieue, ne peut accueillir avec une forme de soulagement ces constats enfin à la hauteur de l’urgence de la situation de nombre de quartiers ?
Nous ne pouvons qu’aller dans le sens de ces chocs sémantiques qui ont pour mérite d’alerter l’opinion sur la vie quotidienne dans ces territoires pauvres, stigmatisés, et dont les habitants font l’objet d’une ségrégation manifeste. Ceux qui disent que ce discours met en danger la République n’ont pas arpenté les trottoirs de nos quartiers depuis bien longtemps. Manuel Valls utilise le mot d’«apartheid», suggérant que cette situation dramatique est le résultat d’une politique délibérée, dont est responsable l’ensemble de la classe politique qui se partage le pouvoir d’Etat. Là encore, de notre point de vue, on ne peut qu’acquiescer.
Mais il y a un os. Puis un cadavre. En choisissant de pointer de cette manière la situation dans les banlieues, dix jours après les attentats, Manuel Valls accentue le coup de projecteur médiatique blafard sur leurs habitants. En utilisant un terme fort et connoté négativement, il entretient autour de cette question un climat d’inquiétude et de séparation, justement au moment où notre société a besoin de dirigeants qui en prennent le contre-pied.
Oui, jeunes élus de banlieue, nous avons été marqués non par l'absence des populations colorées de banlieues dans les cortèges, mais par l'aveuglement général des participants à l'égard de cette absence ; un aveuglement que nous interprétons comme une forme de rejet tacite et inconscient. La magnifique marche pour la liberté, l'union de tout un pays, s'est donc faite sans ces populations. Si les habitants des banlieues n'étaient pas dans les cortèges, ce n'est pas parce qu'ils ne condamnaient pas les actes terroristes. C'est simplement que les manifs font partie d'un package républicain discrédité depuis longtemps dans les quartiers. Pour manifester, encore faut-il avoir une place et une légitimité dans le corps social.
Oui, sur nos territoires, nous ressentons la présence du cocktail explosif de la misère sociale et affective qui rend possibles des passages à l’acte effrayants. Si les événements récents mettent dramatiquement en lumière la dérive intégriste, ils n’effacent pas les autres formes et épisodes de violence extrême qui jalonnent les parcours individuels d’autres «écorchés vifs» - près de sombrer, à leur manière, dans l’illusion héroïque.
Oui, que le mot d’apartheid soit le bon ou non, nous affirmons que la violence qui nous a accablés en ce début du mois de janvier trouve ses causes dans une violence sociale et institutionnelle profonde, qui s’exprime dans et contre les quartiers populaires de France.
Et maintenant que les mots sont lâchés, place aux actes. Manuel Valls a choisi : ce seront, pour l’instant, 736 millions pour la sécurité. Curieuse manière de lutter contre les maux qu’il a jetés à la vindicte populaire : dans les exemples historiques récents que nous connaissons, la surenchère sécuritaire n’a jamais été, loin de là, le signal d’un recul de l’apartheid.