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Libération
A la barre

Procès du Carlton : «Je ne sais pas combien lui sont passés dessus. Je n’ai pas pu l’aider»

Affaire du Carlton, le procèsdossier
Au deuxième jour du procès, une ancienne prostituée est venue témoigner : ses débuts, ses déplacements à Lille, ce qu'elle a vécu, ce qu'elle a vu...
Croquis d'audience : René Kojfer, Hervé Franchois, Françis Henrion and David Roquet, ce mardi 3 février, au tribunal correctionnel de Lille. (AFP)
publié le 3 février 2015 à 16h39

C’est une grande femme, le visage caché par un casque de cheveux auburn. Elle se tient droite à la barre, elle parle d’une voix claire, les yeux dans ceux du président. Parfois sa phrase se brise, un court instant. Puis reprend, un mouvement de tête vers le haut, le timbre presque aussi clair qu’avant.

Tout le début de la matinée du deuxième jour du procès dit «du Carlton», on a parlé administration d'hôtels, transferts de propriétés, gestion d'un appartement avec René Kojfer, chargé des relations publiques de l'établissement, Hervé Franchois, propriétaire, et Francis Henrion, gérant – les trois sont poursuivis pour proxénétisme, et Kojfer soupçonné d'avoir recruté les «filles» dans les clubs belges de Dodo la Saumure.

Et puis voilà S., qui s'avance vers les juges du tribunal correctionnel de Lille, et le président lui demande comment elle a «commencé» la prostitution. «Je venais de me séparer. Je devais beaucoup d'argent. J'étais seule avec mes deux enfants, ma petite avait 7 mois. Un jour j'ai ouvert mon frigo, j'ai vu qu'il était presque vide, je savais que j'allais avoir une enquête sociale.» Elle s'arrête, pleure sans bruit. «Et qu'avec mon frigo vide ou presque, l'enquête sociale, ça n'irait pas… Voilà. Alors j'ai répondu à une annonce dans un journal. J'ai composé sept ou huit fois le numéro avant de parler. Voilà comment j'ai commencé.»

«Il me faut trois filles»

Le président l'interroge sur des «déjeuners» passés dans l'appartement attenant au Carlton avec René Kojfer, Francis Henrion et Hervé Franchois. «Je travaillais dans un établissement de Dodo, le Club Madame, dit S. Il y avait une gérante, et parfois elle disait : "Il me faut trois filles pour descendre à Lille."» - «Qui passait commande ?», insiste le président. - «Je ne sais pas… René ou Dodo…» - «Qu'est-ce qui se passait quand vous arriviez à Lille ?» - «René nous faisait monter dans l'appartement. Souvent tout était déjà prêt. Il y avait un grand pain garni et du champagne. Les messieurs faisaient leur choix. Le monsieur le plus âgé [Hervé Franchois, le propriétaire, ndlr] choisissait d'abord. Il prenait toujours les plus jeunes. On sentait que les deux autres étaient aux petits soins avec lui. Ensuite il y avait un rapport sexuel entre femme et homme mais pas tous ensemble comme dans le libertinage.»

Le président l'écoute en hochant la tête. «Vous y alliez souvent ?» - «Quand je pouvais, oui. Ça me sortait de la sorte de cave où je travaillais le reste du temps. Et ça me faisait la certitude d'avoir au moins un rapport rémunéré dans la journée. Ces gens-là étaient courtois. Ils ne nous rabaissaient pas. C'était pas la grosse boucherie comme…» S. se tait. Elle a employé le terme «boucherie» à plusieurs reprises lors de l'enquête pour évoquer les partouzes organisées autour de Dominique Strauss-Kahn auxquelles elle a participé, «adressée» par René Kojfer à David Roquet. Mais le président a bien précisé que ces faits seraient abordés plus tard, pour garder une étude chronologique du dossier.

Pour ces déjeuners, les «filles» étaient payées 200 euros chacune. «Sauf une fois, précise S., où René ne nous a donné que 120 euros. Il a dit : "Les temps sont durs."»

«Ivre morte»

S. raconte ensuite un autre «déjeuner», dans un restaurant italien de Lambersart, où René avait fait venir plusieurs «filles». «Une jeune de 19-20 ans buvait coupe sur coupe. Je lui ai dit d'arrêter. Elle m'a répondu : "Laisse tomber, ça m'aide à oublier." Et cette jeune fille est partie aux toilettes, et ne revenait pas. Tout le monde allait aux toilettes, alors j'ai été voir. Elle était couchée par terre. Ivre morte. Le pantalon et le slip sur les chevilles.» Le récit de S. se coupe à nouveau. Elle pleure. «Le serveur est venu avec une boîte de préservatifs. Je ne sais pas combien lui sont passés dessus. Je n'ai pas pu l'aider.»

Le président demande à S. qui étaient les hommes dans les toilettes. Elle dit qu'elle ne les connaissait pas, ne les avait jamais vus. Que René Kojfer, resté tout le temps avec elle, n'a «pas participé». Le président lui pose une dernière question, sur une éventuelle «différence» pour elle entre Kojfer, Franchois et Henrion, et les autres prévenus rencontrés ensuite : David Roquet, Fabrice Paszkowski et Dominique Strauss-Kahn. «Les seconds, je leur en veux. Pas aux premiers. Après, même pour les premiers…» Elle marque une pause, relève la tête. «Payer pour un acte physique, ça reste toujours la même chose. Payer, c'est savoir qu'on impose à l'autre un acte pour lequel il n'a peut-être pas eu le choix.»