Ce sont parmi les premiers mots du livre, confiés au sociologue Didier Fassin. Ceux d'un détenu de 35 ans : «Les Français, en prison, [on n'est] pas nombreux. C'est nous les victimes.» Le même, un peu plus loin : «Faut vous avouer, nous, on est un peu des gens du voyage. Mais je l'ai pas dit au tribunal parce qu'ils sont pleins de préjugés et que ça n'aurait fait qu'aggraver ma peine.» Tout y est résumé. L'impression d'une surreprésentation massive d'hommes issus de l'immigration en prison, comme le sentiment de faire face à une justice partiale.
Entre 2009 et 2013, l’anthropologue Didier Fassin a enquêté dans une maison d’arrêt de la banlieue parisienne, qu’il a choisi de ne pas nommer. Il en tire un passionnant livre paru ce mois-ci (1), qui aborde aussi bien le quartier disciplinaire que le quotidien des surveillants, la symbolique de l’œilleton ou la difficile réinsertion. Il y prend aussi une question à bras-le-corps : celle de la surreprésentation des minorités ethniques en prison.
Oui, écrit-il, lors de son séjour en maison d'arrêt, il a lui-même «visualisé l'impressionnante présence des minorités». Rien de nouveau, rappelle Fassin, à ce que les classes populaires peuplent les prisons. Dans la maison d'arrêt où il a enquêté, plus de la moitié des détenus sont sans emploi. Un quart est ouvrier et les cadres ne sont que 1%. Quatre sur dix sont sans diplôme. Ce qui est plus récent, c'est que «ces minorités se définissent autant par leur couleur et leur origine que par la faiblesse de leur capital économique et culturel. Elles constituent un sous-prolétariat issu de l'immigration africaine.» Les prisonniers d'aujourd'hui sont d'origine ouvrière mais sans emploi. D'origine africaine mais généralement de nationalité française.
Aigre. La question est sensible. On se souvient qu'en 2010, Eric Zemmour avait lancé une aigre polémique en affirmant que «les Français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes.» Elle est d'autant plus facilement instrumentalisée qu'il n'existe pas de statistiques ethniques en France - contrairement à la Grande-Bretagne, les Etats-Unis ou le Canada (lire pages 12-13). Didier Fassin a donc élaboré ses propres «stats» ethniques. Il a étudié les registres de la maison d'arrêt où il enquêtait, en a tiré un recensement fondé sur le patronyme des personnes détenues et leur apparence physique sur photo d'identité. Résultat : «Les hommes noirs et arabes représentaient les deux tiers de l'ensemble des détenus et même plus des trois quarts des moins de 30 ans.» Ces chiffres ne décrivent certes qu'une seule maison d'arrêt de la banlieue parisienne, où sont surtout enfermés des prévenus et des détenus condamnés à des peines de moins de deux ans. Ils sont tout de même significatifs : «A titre indicatif, aux Etats-Unis, la population carcérale est composée d'un peu moins de deux tiers d'hommes noirs et hispaniques et, en Grande-Bretagne, on compte parmi les détenus environ un quart d'individus noirs, asiatiques et métis - selon les nomenclatures utilisées dans les deux pays», rapporte Didier Fassin.
Lui-même a hésité à rendre publics les résultats de ses statistiques : «Le silence et la cécité que l'on entretient depuis longtemps autour de la composition démographique de la population pénale sont maintenus en partie pour de bonnes raisons, à savoir l'intention de ne pas stigmatiser, explique-t-il à Libération. Mais ils ont pour conséquence de ne pas permettre de s'interroger.»
Ceux qui en parlent en revanche, ce sont ceux qui habitent la prison, détenus ou personnel. Comme ce directeur de prison qui confie à Fassin : «L'autre jour, j'ai vu un homme qui s'était fait prendre pour une conduite sans permis. Il était noir. Je lui ai demandé dans quelles circonstances il s'était fait prendre. Il m'a dit que c'était un contrôle routier de routine, qu'il avait dû se faire contrôler quinze fois depuis le début de l'année. Moi je ne l'ai été qu'une seule fois de toute ma vie.»
Alors, les Noirs et les Arabes commettent-ils plus de délits que les Blancs ? Ou bien la justice est-elle raciste ?
La surreprésentation des jeunes issus de l'immigration s'explique d'abord par leur situation sociale. En 2007, les sociologues Véronique Le Goaziou et Laurent Mucchielli avaient dépouillé les dossiers traités par le parquet chargé de la délinquance des mineurs de Versailles. Ils avaient eux aussi «codé» les jeunes à partir de la consonance de leur nom. Conclusion : les deux tiers des mineurs poursuivis par le parquet étaient nés de parents étrangers, 60% environ de parents maghrébins ou subsahariens. «Mais derrière cette variable "origine immigrée" se cachent en réalité d'autres variables explicatives, notamment le lieu de résidence, l'échec scolaire et la taille des fratries», explique Laurent Mucchielli. Quand on analyse la délinquance juvénile à travers ces facteurs, «la surreprésentation des minorités disparaît presque totalement.»
Mais au-delà de la question sociale, ce que souligne Fassin, ce sont les ressorts discriminants de nos institutions, qui mènent davantage de Noirs et d’Arabes en prison. Les lois, d’abord, sanctionnent plus sévèrement les délits commis par les classes populaires (vols, recels) que ceux qu’on retrouve davantage parmi les classes aisées (délinquance financière, évasion fiscale).
Puis c'est le travail policier qui «procède à un profilage des individus sur leur apparence physique». L'usage ou la revente de stupéfiants représente une entrée en prison sur sept, note le sociologue. Neuf fois sur dix, il s'agit de cannabis, bien plus réprimé que la cocaïne, une drogue plus onéreuse.
Explosion. Mais c'est aussi le traitement judiciaire des délits qui se révèle inégalitaire. Depuis quinze ans, la volonté des politiques de donner une réponse systématique et rapide à toutes les infractions a fait exploser le traitement des dossiers «en temps réel» et en urgence. Les comparutions immédiates ont explosé : les prévenus y débarquent directement après leur garde à vue, les dossiers sont expédiés en quelques minutes et les peines de prison tombent bien plus fréquemment que lors des audiences classiques. Or les plus précaires sont les premiers visés par cette justice d'urgence.«Toutes choses égales par ailleurs, les personnes nées à l'étranger ne sont pas condamnées à des peines de prison plus lourdes en raison de leur origine, explique Virginie Gautron, qui a mené une enquête dans cinq juridictions du grand ouest avec Jean-Noël Retière, publiée en 2013. En revanche, à infraction et antécédent équivalents, elles sont davantage envoyées en comparution immédiate, qui, elle, multiplie par huit le risque d'emprisonnement ferme. Elles sont aussi cinq fois plus souvent envoyées en détention provisoire.» Le manque de «garanties de représentation», qui touche davantage les étrangers et les classes défavorisées, a ici un impact énorme : les magistrats craignent que les étrangers et les SDF ne se présentent pas à l'audience. A contrario, ils privilégient les sanctions pécuniaires pour les délinquants plus fortunés et évitent quand ils le peuvent la prison à ceux qui ont un travail. «Certaines catégories bénéficient moins facilement d'aménagements de peine, qui pourrait leur éviter la prison. Il est également difficile de trouver un travail d'intérêt général à un Rom : les municipalités ne veulent pas les accueillir», poursuit Virginie Gautron. «Les discriminations systémiques ne s'expliquent donc pas par un racisme des magistrats. Ce qui n'empêche pas de s'interroger sur leurs représentations : à force d'être confrontés à un public où les personnes issues de l'immigration sont surreprésentées, ils finissent parfois par penser que ce sont des populations "à problème".»
Dans son livre, Didier Fassin raconte une audience à laquelle il a assisté. Deux affaires sont tour à tour jugées en comparution immédiate. D'abord un jeune Français dont les parents sont nés au Sénégal. Accusé d'outrage et de rébellion contre des gardiens de la paix, il a déjà fait des séjours en prison. Sa mère l'accompagne, en robe traditionnelle de bazin. Il a un avocat commis d'office. «Il manifeste une certaine indifférence, se fait vivement rappeler à l'ordre par le président.» Son dossier doit être renvoyé, mais on décide malgré tout de le placer en détention jusqu'à la nouvelle audience. Sa mère supplie de le laisser attendre le procès libre. Le président s'agace, lui signifie son congé d'un revers de la main : «Disposez madame s'il vous plaît.» La seconde affaire concerne un jeune homme blanc accusé de viol sur sa compagne, certificat médical à l'appui. Il est accompagné de sa famille de classe moyenne et d'un avocat rémunéré. «Il répond d'un ton humble et posé.» Il rentre chez lui avec de la prison avec sursis.
Affinités. Dans la prison, Didier Fassin n'a pas retrouvé ces attitudes. C'est l'un des apports les plus intéressants du travail du sociologue : les surveillants, au métier si pénible et dévalorisé, sont «aveugles» à la couleur. Ils gèrent pourtant la question sans ambages, notamment quand il s'agit de répartir les détenus en cellule. Entre celui qui veut partager la sienne «avec quelqu'un qui regarde "Plus belle la vie"» et les non-fumeurs à regrouper, les surveillants doivent gérer chaque jour les demandes de regroupement par affinités culturelles. «Il dit qu'il veut être avec les Turcs», rapporte un surveillant. A propos d'un autre : «Il est très religieux, d'obédience judaïque… - Oui, on s'est étonné qu'il veuille être avec Monsieur Abdelkader qui lui aussi est très religieux, mais d'obédience islamique.» Ou encore, à propos d'un Albanais, qu'un surveillant veut mettre «avec les Roumains». «Mais lui, c'est pas un Roumain, c'est un Albanais ! Enfin, c'est vrai que c'est pas loin. - De toute façon, on n'a pas d'Albanais avec qui le mettre.»
Entre 2005 et 2007, Didier Fassin avait mené une enquête auprès de policiers d'une BAC en banlieue parisienne (2). Il y avait été confronté au racisme plus ou moins ordinaire de ces fonctionnaires qui se vivaient en milieu hostile, une «jungle» peuplée de «sauvages». Rien à voir avec l'atmosphère chez les surveillants de prison. «Je n'ai en effet que très rarement entendu des commentaires racistes ou même racialistes, c'est-à-dire identifiant les gens par leur couleur ou leur origine, explique-t-il à Libé. Il est vrai qu'une partie du personnel vient des départements et territoires ultra-marins. Mais je crois qu'ils ont surtout d'autres moyens d'identifier les détenus qui ne passent pas par des critères raciaux : les «indigents», les «vulnérables», les «barbus», les «gars de» telle ville, etc.»
Paradoxe du système répressif français : Fassin rapporte que les Roms avaient, au sein de la maison d’arrêt, la très bonne image de détenus travailleurs, rapidement nommés à des postes de chefs d’ateliers. Stigmatisés au dehors, valorisés tout au bout de la chaîne pénale.
(1) «L'Ombre du monde», Seuil, 2015.
(2) «La force de l'ordre», paru ce mois-ci chez Points, collection essais.