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Libération

Passions et pansements de l’âme

publié le 6 février 2015 à 18h46

Vous l'avez ressenti, peut-être, vous aussi, cet épuisement profond d'avoir traversé trop d'émotions, trop de passions, comme on disait au XVIIe siècle, ces mouvements violents venus de l'extérieur qui nous submergent, prenant, littéralement, le pouvoir sur nos esprits, nos corps, nos pensées. Stupéfaction, incrédulité, peur, révolte, tristesse, abattement, colère, incompréhension, horreur, honte, fierté. Ce qui est peu commun, c'est de les avoir traversés ensemble, en foule, en peuple.

La lecture de Descartes, en ces temps troublés, est un remède efficace. C'est qu'il écrivit son Traité des passions pour calmer les humeurs noires d'Elisabeth de Bohême, princesse palatine et déprimée. Le philosophe était convaincu qu'en disséquant les passions, il les rendrait moins nocives. Essayons : «En la tristesse, le pouls est faible et lent, et l'on sent comme des liens autour du cœur qui le serrent, et des glaçons qui le gèlent, et communiquent leur froideur au reste du corps» ; ou encore : «En la haine, la première pensée de l'objet qui donne de l'aversion conduit tellement les esprits qui sont dans le cerveau vers les muscles de l'estomac et des intestins, qu'ils empêchent que le suc des viandes ne se mêle avec le sang, en resserrant toutes les ouvertures par où il a coutume d'y couler ; et elle les conduit aussi tellement vers les petits nerfs de la rate et de la partie inférieure du foie, où est le réceptacle de la bile, que les parties du sang qui ont coutume d'être rejetées vers ces endroits-là en sortent et coulent avec celui qui est dans les rameaux de la veine cave vers le cœur.» Pour apaiser les passions dangereuses et adoucir la tristesse, allez vous mettre au vert, propose le philosophe, car il faut se «délivrer l'esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s'occuper qu'à imiter ceux qui, en regardant la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol d'un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu'ils ne pensent à rien» (1).

Si cela ne suffit pas, ouvrez un autre livre, un essai philosophique, un manuel de savoir-vivre, un album d'images, un Balzac, un carnet de bal, le journal d'une vieille dame, un ouvrage sur l'art moderne, un roman russe ou, tout cela à la fois, Providence, d'Olivier Cadiot (2), écrit bien avant l'hiver, paru en janvier et fort utile par ces temps de froidure : «On vous exhorte à vous exprimer, à faire sortir à tout prix les mauvaises pensées, à extirper les sensations pénibles, les cauchemars, les phrases blessantes, les gestes déplacés. Ne gardez rien, sinon votre corps contiendra trop d'humeurs noires et de fluides négatifs. Faisons l'inverse. […] Méthode automatique de refoulement. Stockage dans citerne à mille kilomètres sous terre. Hibernation des traumatismes.» Descartes proposait de maîtriser nos passions au lieu de se laisser diriger par elles, Cadiot est pour l'enfouissement. Nos passions contemporaines sont radioactives.

Comment ordonner le passé, la souffrance, la douleur ? La méthode de Cadiot est plus quantique que cartésienne. Prenez une situation, un début de roman, et lancez-les à grande vitesse. L'espace-temps du livre fait des plis, on retrouve une image éparpillée à la page suivante, parfois beaucoup plus loin. «Cette activité avait ceci de pratique qu'elle guérissait les plaies éventuellement cachées dans les mots.»

Des mots blessés et blessants, on en trouve à la pelle ces temps-ci, seule la littérature sait les soigner. Providence offre des thérapies douces et des contrepoisons violents. Voyager dans le temps, changer de sexe, observer un poème, cette «petite chose vivante qui bat sur une table de dissection», ou regarder naître un roman : «On dirait du cuir, rajoutez un samovar, faites apparaître lentement une chapka d'ours noir à votre voisin en vis-à-vis, le givre occupe maintenant l'ensemble des carreaux, une vapeur s'élève. Un vrai début. Le véhicule s'arrête en rase campagne. On va pouvoir cavaler dans la neige.»

Que deviennent un écrivain sans personnage, un roi sans fou, un réel sans imagination ? Ils étouffent. Un livre, c'est de l'air, une certaine qualité de silence dans le fracas du monde, un instrument pour mesurer le bonheur et la souffrance, un accélérateur de particules. Un art de la mémoire aussi, qui transforme les choses les plus terribles en mots presque apaisés, «souvenirs qui flottent en parallèle comme des fantômes tendres». On respire un peu mieux : l'admiration est une passion qui n'a pas de contraire, nous dit Descartes. «Stop douleur.»

(1) René Descartes, «Correspondance avec Elisabeth», mai ou juin 1645.

(2) POL, janvier 2015.

Cette chronique est assurée en alternance par Cyril Lemieux, Frédérique Aït-Touati, Julie Pagis et Nathalie Heinich.