Elles ont des regards lourds ou inquiets, silhouettes frêles en pantalon-pull passe-partout, le visage parfois caché par le col de manteau ou les cheveux, la voix cassée par l'émotion. Ils sont tous en costume-chemise strict, souvent cravate, beaucoup de crânes dégarnis, de cheveux gris, de ventres larges. Ils ont vécu ensemble des rapports sexuels, «fellations, sodomies, pénétrations vaginales…» Mais le récit qu'ils en livrent ne raconte pas la même expérience. Ils sont clients, elles sont prostituées. Depuis une dizaine de jours, le procès du Carlton, devant le tribunal correctionnel de Lille, présente une radiographie inédite des rapports tarifés. Successivement racontée à la barre, la même passe, de deux points de vue. Loin des théories, des militantismes pro ou anti, des clichés. Avec de nombreuses nuances et subjectivités. Avec aussi sans doute, parfois, le biais de la stratégie judiciaire.
Dans l'affaire du Carlton, treize hommes sont poursuivis pour proxénétisme aggravé car commis en réunion. Du côté des femmes, le point commun le plus frappant est la contrainte économique. Seule Béatrice Legrain, la compagne du proxénète belge Dominique Alderweireld, également tenancière de maison close et n'ayant plus enchaîné les passes depuis des années, affirme qu'elle a fait le choix de la prostitution parce qu'elle «aime ça». Les autres racontent des vies brisées et des couperets financiers. «Je venais de me séparer, raconte S., dite Jade, à la barre. Je devais beaucoup d'argent. J'étais seule avec mes deux enfants. Un jour, j'ai ouvert mon frigo, j'ai vu qu'il était presque vide, je savais que j'allais avoir une enquête sociale.» Elle pleure. «Voilà comment j'ai commencé la prostitution.»
M. aussi a la voix qui tremble. Elle murmure qu'elle préférerait «ne pas reparler» de son enfance. «On peut dire que vous avez eu de sérieux problèmes familiaux», insiste le président du tribunal, Bernard Lemaire. Elle hoche la tête. Septième d'une fratrie de neuf, elle a été agressée sexuellement par un de ses frères dans son enfance, puis «vendue» à 20 ans par sa famille à un ministre des Emirats arabes unis. Elle s'enfuit, se prostitue. Arrête. Puis rencontre, sept ans après, l'avocat Emmanuel Riglaire, l'un des prévenus. Elle a de «gros ennuis d'argent», alors elle recommence les passes, avec lui puis d'autres, qu'il lui présente. «Si je n'avais pas eu de problèmes d'argent, je n'aurais jamais fait ça.»
«Pervers». Laura, en pleurs, semble la plus fragile. Elle évoque «un passé très douloureux» pour expliquer son «passage dans la prostitution». Elle a répondu à une annonce passée par le proxénète belge Dominique Alderweireld, dit Dodo la Saumure, et a travaillé trois mois dans l'une de ses maisons de passe. «Les clients ne sont souvent pas très propres. Ce ne sont pas des beautés. Et certains sont pervers, décrit-elle à la barre. C'est vrai que Dodo dit que nous sommes libres de venir chez lui ou pas. Mais dans la prostitution, on n'est jamais vraiment libres. On est alignées en robes sexy pour être choisies par le client, comme une marchandise.»
Jade, qui a travaillé dans un autre des six bordels gérés par Dodo la Saumure, raconte à peu près la même scène. «On était présentées… comme de la viande sur des crochets. Des petites, des minces, des grosses, des Noires, des Asiatiques, des brunes, des blondes.» L'établissement où Jade est restée pendant deux ans s'appelle le Club Madame, à Renaix, dans la campagne belge. Il est ouvert 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Les filles se «reposent» entre les passes dans une cuisine. «On vivait à 12-13 dans cette pièce qui nous tenait lieu de chambre. Il y avait des lits superposés. J'ai préféré m'installer à la cave. Je dormais dans mon sac de couchage, en tenue au cas où un client arrive.» A chaque passe, la prostituée touche la moitié de ce que verse le client, 40 euros en général. Elle perçoit également 30% sur les bénéfices des bouteilles qu'elle lui fait acheter. Elle n'est jamais payée en direct. C'est la gérante qui encaisse, et reverse les sommes minorées d'un forfait pour le logement et «les douches».
«Alcoolisée». Le président du tribunal interroge les prostituées comme les prévenus, d'une voix douce : «Est-ce que vous pouvez nous expliquer… comment ça se passait ?» demande-t-il à Jade. Elle se met à trembler. «Ce qui se passe dans une chambre, il n'y a que le client et la fille qui le savent. Dans certains établissements, on peut ouvrir la porte, crier et d'autres filles viendront vous aider. Mais parfois…» Elle pleure. «Parfois, on monte et on est déjà alcoolisée… et on n'ose pas dire non.» Elle se tait. «Un jour, j'ai bu beaucoup de bouteilles, je vomissais du sang. J'ai prévenu la responsable que je n'en pouvais plus, elle m'a dit : "Il faut y retourner." Que si je n'y retournais pas, elle ne me paierait pas ce que j'avais déjà fait.»
Comparé à ce quotidien reclus, Jade explique qu'elle a préféré les «déjeuners» à l'hôtel Carlton à Lille, où elle était «envoyée» avec d'autres «filles» pour rejoindre Hervé Franchois, le propriétaire, Francis Henrion, le gérant, et René Kojfer, le responsable des relations publiques. Elle était payée 200 euros pour un rapport avec l'un d'entre eux. «Ces gens-là étaient courtois. Ils ne nous rabaissaient pas.» Mais malgré ces «différences», Jade insiste : «Payer pour un acte physique, ça reste toujours la même chose. Payer, c'est savoir qu'on impose à l'autre un acte pour lequel il n'a peut-être pas eu le choix.»
«Récréations». Du côté des hommes, les récits des rapports sexuels sont beaucoup plus brefs, et élusifs. Ils parlent de «se faire plaisir», de «récréations», de «moments festifs, ludiques». Il faut mettre à part Dominique Strauss-Kahn, Jean-Christophe Lagarde (chef de la sûreté départementale du Nord) et Emmanuel Riglaire, qui disent n'avoir «jamais eu connaissance» du statut de prostituées de leurs partenaires - même si plusieurs femmes affirment le contraire. Les autres, ceux qui admettent qu'ils «savaient», ont plus de gêne. Ainsi David Roquet, ancien dirigeant d'une filiale du géant du BTP Eiffage, lorsqu'il évoque une passe avec M., interrogé par le président du tribunal et la substitut du procureur Aline Clérot :
- Nous avons euh, euh… une relation.
- Une relation, c'est-à-dire ?
- Eh bien… sexuelle.
- Pourquoi êtes-vous allé voir M. ?
- Je cherchais une personne pour m'accompagner pour une sortie à Paris.
- Une personne, c'est-à-dire ?
- Une copine.
- Mais encore ?
- Une demoiselle.
- Une demoiselle que vous payez ?
- Oui.
- Donc une prostituée ?
- Oui.»
A la barre, plusieurs prévenus se sont présentés en mettant l’accent sur des difficultés de leurs vies : deuils, parcours chaotiques, problèmes de couple sont notamment revenus dans les dépositions d’Emmanuel Riglaire, David Roquet, Francis Henrion et René Kojfer. Parfois, on a pu sentir qu’ils tissaient un lien implicite entre ces accidents de la vie et leur recours à la prostitution. Sans toutefois jamais l’exprimer clairement.
Sur les écoutes téléphoniques, en revanche, le ton est beaucoup plus relâché. «Y a ma femme qui n'est pas là ce soir, tu peux me fournir une bouée, une roue de secours ?» demande ainsi l'un de ses contacts à René Kojfer. A un autre moment, Kojfer appelle un de ses amis assureur pour lui parler d'un nouveau «dossier», le terme qu'il emploie pour parler des femmes prostituées : «J'ai un dossier. Je ne peux pas te le donner tout de suite, ça a 18 ans. C'est une fille qui va à l'école. J'te la ferai croquer. Tu retournes cinquante ans en arrière!» Il y a aussi ce marchand de chaussures, ami d'Emmanuel Riglaire et de René Kojfer, qui appelle ce dernier : «T'es avec qui, là ?» demande le commerçant. «Avec Dodo, tu veux quoi ?» répond Kojfer. «Une jeune, une Blanche. Une jolie Roumaine ou une Ukrainienne.» - «Ben y'en a. Je te mets ça de côté.» Une autre fois, le même homme réclame «une petite Marocaine pour une pipe». Il se réjouit d'avance : «On va se faire sucer, bien, tranquille.» Une autre fois encore, c'est Emmanuel Riglaire qui appelle Kojfer chez Dodo : «Vous vous amusez bien avec les petites Roumaines ?» s'enquiert l'avocat.
«Plaisir». A la barre, René Kojfer regarde ses pieds et bafouille lorsqu'on lui parle d'un rapport avec A., 25 ans à l'époque, lui, 70. «Euh… c'était sympathique, chaleureux.» Il n'a pas payé la passe - offerte en échange de la présentation d'autres clients, a expliqué A. «Vous croyez qu'elle a eu cette relation avec vous par plaisir ?» lui demande le président. René Kojfer lève les yeux, perdu. «Du plaisir, oui, moi j'en ai eu, bredouille-t-il. C'était un plaisir pour moi… et peut-être pour elle aussi.»
Le président a demandé à A. de raconter l'origine de sa prostitution. «J'ai perdu mon emploi. J'étais dans l'événementiel, dans l'hôtellerie», a-t-elle murmuré. «Quelqu'un vous a incité ?» a insisté le président. «Non… mais j'ai rencontré des filles qui m'ont poussée. Elles m'ont parlé des bons côtés. - Il y a vraiment des bons côtés ?, a repris le président. A. a alors éclaté en sanglots. - Non, il n'y a pas de bons côtés. Je vous le garantis.»