«Je ne chante pas.» Stéphane Courbit tient à ce que cela soit dit et entendu par le tribunal correctionnel. Lors de sa brève rencontre avec Liliane Bettencourt, avant que la milliardaire n'investisse près de 143 millions d'euros dans son holding, elle aurait pris l'homme d'affaires pour un chanteur de charme… L'accusation fait grand cas du mail de leur avocat commun, Me Pascal Wilhelm, organisateur de la rencontre : «Mme Bettencourt aurait bien aimé avoir une bande de tes dernières chansons, je lui ai dit que tu étais justement parti enregistrer. Bien à toi.» Pour le juge d'instruction Jean-Michel Gentil, pas de doute : «Stéphane Courbit a placé très bas le curseur du niveau de compréhension de Liliane Bettencourt et très haut celui de son comportement délictueux.» Le tribunal relève également que Courbit avait rendu visite à l'octogénaire avec des livres, disques et BD en guise de cadeaux, «comme à un enfant». Apparences trompeuses, rétorque-t-il. Ses différentes activités (jeux en ligne, distribution électrique, financement participatif…) étant «immatérielles», il avait tenté de les incarner par des exemples de produits développés via sa filiale internet My Major Company. Dont une compilation sur CD. «Elle me demande : "Comment choisissez-vous les chanteurs ? Vous-même, vous chantez ?" Je lui réponds que je ne suis pas chanteur mais producteur. D'où ce mail où Me Wilhelm se moque de moi.» Et ce n'est plus tout à fait la même chanson.
Décembre 2010. Il ne fait désormais plus guère de doute que Liliane Bettencourt est aux fraises. Cela fait bientôt trois ans que des médecins se penchent sur son cas, que des membres de son entourage se poussent du col en vue de se faire désigner tuteur, curateur ou mandataire de la femme la plus riche de France. Le 17 décembre, un expert médical diagnostique une «altération définitive de ses facultés cognitives». Le processus de mise «sous protection» de l'octogénaire est enfin lancé. Le même jour, Liliane Bettencourt lâchait 75 millions d'euros à Stéphane Courbit (68 autres suivront en mai 2011). Fâcheux calendrier.
Casquettes. Des dix prévenus pour abus de faiblesse, c'est l'un de ceux qui risquent le plus, du moins au vu des montants visés. Son propre avocat, Me Pascal Wilhelm, savait tout de la situation de la vieille dame, dont il était également le défenseur - en plein conflit d'intérêt. C'est lui qui a préparé sa mise sous protection en se faisant désigner «mandataire», puis «exécuteur testamentaire». Avec celle d'avocat, on arrive à trois casquettes. Avant Courbit, Me Wilhelm a passé quarante-huit heures très désagréables à la barre, secoué comme un prunier par un tribunal interloqué par son peu de scrupules déontologiques. Dès le printemps 2010, il avait contacté Patrice de Maistre (dont il fut autrefois l'avocat, toujours le mélange des genres), en vue d'une mise de fonds dans le holding de Courbit, Financière Lov (qui détient des participations dans Direct Energie, Betclic, Everest Poker, Banijay, My Major company…). Refus poli du grand chambellan de la maison Bettencourt, disant privilégier des «placements conservateurs» plus conformes à une «family office». Six mois plus tard, De Maistre est mis sur la touche. Me Wilhelm prend peu à peu sa place et reviendra à la charge avec succès (en désignant Jean-Marie Messier, un autre de ses clients, comme banquier d'affaires).
Protection. Que savait Stéphane Courbit de la faiblesse de la vieille dame ? Il lit la presse, est au courant de la polémique sur la vulnérabilité de l'héritière. «J'étais rassuré par la réconciliation de la famille Bettencourt. Le fait qu'elle était sur le point d'être placée sous protection me sécurisait.» Il se dit parfaitement incapable de faire la différence entre tutelle, curatelle et protection - on le comprend. Fait mine de s'étonner : «En janvier 2011, elle était renouvelée à l'unanimité au conseil d'administration de l'Oréal !» Courbit l'a revue au printemps 2011, au moment de la seconde mise de fonds, brièvement exfiltrée d'un hôpital pour un déjeuner au restaurant : «Je lui ai parlé trois minutes de nos affaires, elle a embrayé sur ses vacances.»
Le parquet de Bordeaux, qui avait déjà requis un non-lieu en sa faveur, vole à son secours : «Il est difficile de se faire une idée sur sa faiblesse en une demi-heure.» Et la principale intéressée ? En janvier 2012, Liliane Bettencourt (entre-temps placée sous curatelle renforcée) est auditionnée par le juge d'instruction : «Vous avez investi dans le poker ?» - Je ne vois pas pourquoi. Je n'aime pas les cartes, les jeux d'argent me sont totalement étrangers». - «Est-ce compatible avec l'Oréal ?» - «Pas du tout», répond la veille dame.
Pour sa défense, vendredi à la barre, Stéphane Courbit brandit une autre citation apocryphe de Liliane Bettencourt, tirée de leurs trop brefs entretiens. «Alors, on va concurrencer le PMU !»