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Libération
Témoignage

Procès du Carlton : «On ne peut pas nettoyer tout ce qui a été sali»

Affaire du Carlton, le procèsdossier
Jade, l'une des anciennes prostituées partie civile au procès, a livré son ressenti de ces journées d'audience éprouvantes, peu après que le parquet a requis la relaxe pour DSK.
Croquis d'audience représentant Fabrice Paszkowski, Dominique Strauss-Kahn et David Roquet, au procès du Carlton, à Lille. (Photo Benoît Peyrucq. AFP)
publié le 18 février 2015 à 7h59

Elles avaient décidé de recevoir ensemble quelques journalistes : Jade et M., les deux principales parties civiles du procès du Carlton, celles sur les épaules desquelles ont reposé tant de choses. Puis M. a eu un «empêchement»«ce n'est pas facile de devoir tout gérer en même temps, les proches, les enfants, l'audience» dit l'un de leurs avocats. Et Jade s'est retrouvée ce mardi soir seule face à une dizaine de têtes inconnues, plusieurs micros, deux caméras.

Ce sont les locaux du Mouvement du Nid, l'association qui les accompagne, qui accueillent cette rencontre. Une grande table tout en longueur, un coin salon, des canapés. Jade est là «pour parler une dernière fois, comme vous me l'avez demandé, et puis ensuite j'aimerais que vous me laissiez tranquille, voler de mes propres ailes, retourner à ma petite vie». Ce soir, après l'entretien, elle rentre chez elle, en Belgique. Elle ne reviendra plus à l'audience, elle reprend son travail demain, «un CDI».

Jade a 41 ans, un sourire et un rire communicatifs, des larmes parfois, une pointe d'accent belge à la fin des phrases, et l'on ne décrira rien de plus, à sa demande, pour que personne ne puisse la reconnaître dans sa vie loin du tribunal, sa «vraie vie», où elle ne s'appelle plus Jade depuis trois ans. Jade, c'était son nom pour la prostitution, son «nom de rue» comme disent certaines, même si elle exerçait dans un autre décor, celui des bordels belges du proxénète Dominique Alderweireld, alias «Dodo la Saumure».

Au procès, elle a décrit le lieu, le «Club Madame», à Renaix, en rase campagne belge. Ouvert 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Les «filles» se «reposent» entre les passes dans une cuisine. «On vivait à 12-13 dans cette pièce qui nous tenait lieu de chambre, a-t-elle raconté. J'ai préféré m'installer à la cave. Je dormais dans mon sac de couchage, en tenue au cas où un client arrive.» Lorsque la sonnette d'entrée retentit, les «filles» doivent s'aligner pour être présentées. «Comme de la viande sur des crochets. Des petites, des minces, des grosses, des noires, des asiatiques, des brunes, des blondes.»

«On ne peut pas nettoyer tout ce qui a été sali»

De cela, Jade ne reparle pas dans le cocon de la permanence du Nid. Les questions se concentrent sur son «ressenti» du procès. Les conséquences des comptes-rendus médiatiques sur ses proches- «mes parents, mes enfants»-est la première chose qu'elle évoque. Jade a arrêté de se prostituer, elle a démarré «une nouvelle vie», et s'est sentie soudain «replongée des années en arrière» avec l'audience. Des larmes lui montent aux yeux. «On ne peut pas se laver entièrement, on ne peut pas nettoyer tout ce qui a été sali, dit-elle. Même dans la vie de tous les jours. Mon fils utilise un déodorant que je ne supporte pas, parce que ça me rappelle un client violent. Et mon garçon, il ne comprend pas pourquoi je ne supporte pas ce parfum là.»

Jade revient sur son entrée dans la prostitution. «Le point commun que je peux constater avec mes copines d'infortune, c'est qu'on a toutes eu un passé où on a été maltraitées. Ce corps a été maltraité et du coup on s'auto-entretient là-dedans, on se dit une fois de plus, une fois de moins, et on en vient à se prostituer. Je voudrais tellement passer un message auprès des jeunes filles ou jeunes gens qui pensent que prendre ce chemin là serait facile pour gagner de l'argent. J'en ai marre qu'on dise "facile". Argent rapide, oui, mais "facile" non.»

L'autre message, qu'elle a déjà martelé au procès, c'est que payer le prix de la passe n'autorise pas à disposer de l'autre comme d'un «objet». Elle fait clairement référence à une sodomie imposée par Dominique Strauss-Kahn, dont elle a souffert, dont elle ne voulait pas et, cette fois, elle prononce le mot : «Puisque son avocate l'a dit, mes proches l'ont entendu, c'est trop tard maintenant pour les protéger.» Comme à la barre, elle répète : «Ce n'est pas parce qu'on a payé qu'on peut tout faire. Il faut demander. Il n'y a aucun prix qui justifie d'imposer une souffrance.»

Une journaliste lui demande ce qu'elle pense des réquisitions de relaxe au bénéfice de DSK et Jade retrouve son sourire : «Honnêtement, je m'en fous. Quand nous sommes arrivées le premier jour au tribunal, nous avions honte. Aujourd'hui, pendant les réquisitions, j'avais la tête haute. Et quand je regardais les prévenus, c'était eux qui baissaient la tête. DSK, je ne souhaite vraiment pas ni sa position, ni celle de ses enfants, ni celle de son ex-femme, ni celle de sa compagne actuelle. Je préfère la mienne. Cet homme ne pourrira pas mon futur.»

«Jusqu'au bout, on a été du "matériel"»

Jade a le sentiment que tous les autres prévenus «se sont mis d'accord» pour protéger l'ex-directeur général du FMI. Mais encore une fois, elle répète son détachement. «Même s'il dit qu'il ne savait pas que nous étions prostituées, moi je sais qu'il savait. Ses grandes leçons sur le libertinage choisi, je sais qu'elles ne sont pas crédibles, mais ça ne change rien. Cela ne me regarde plus.»

Une dernière question vient sur l'attitude de DSK au procès, et elle marque encore une fois sa distance. «Il a beaucoup dormi, il regardait ses chaussures, de temps en temps il se passait la langue dans les joues, grand bien lui fasse.» Aujourd'hui, elle pense surtout «aux autres femmes. Celles qui ont participé aux mêmes soirées, qui ont subi les mêmes choses, et qui n'ont pas témoigné. Je me dis que leur silence doit être dur à porter.»

On lui demande ce qui l'a «le plus marquée», finalement, dans cette audience, et elle répond : «La gentillesse des policiers, des pompiers, des inconnus, de certains journalistes, qui m'ont dit que j'avais du courage. J'ai eu plus de compassion de la part d'étrangers que de ces hommes que j'ai vus nus et qui n'ont eu aucun mot, aucun regard, aucune attitude qui aurait pu vouloir dire : "je suis désolé". Jusqu'au bout, on a été du "matériel", un objet de jeu, un enjeu.» Un seul prévenu lui fait encore peur: le proxénète belge Dominique Alderweireld, dont elle évoque, comme d'autres ex-prostituées, les «molosses», ou hommes de main. «J'ai deux enfants. J'ai peur des représailles si jamais il devait être condamné.»

Avant de la raccompagner chez elle, en Belgique, Bernard Lemettre, le délégué régional du Nid qui la soutient depuis trois ans, dit quelques mots. «Jade est passée de la prostitution qui dirigeait sa vie à elle-même, libre, qui mène sa vie. Elle a franchi en trois ans des millions d'années lumière. Aujourd'hui sont venues dans cette permanence vingt-cinq femmes, qui nous demandent de l'aide. Mais pour elles nous ne pourrons rien si la force immense qu'il faut ne vient pas aussi d'elles. Les gens ne se rendent pas compte de ce que cela veut dire de sortir de la prostitution. Il faut vraiment soigner son passé et construire un avenir.»

Un journaliste demande à Bernard Lemettre ce que lui garde comme image du procès. «Ce que je retiens, répond l'homme aux cheveux blancs, c'est que la prostitution, personne ne l'a défendue pendant ces trois semaines. Personne n'a dit que cela pouvait être bien, que cela pouvait être une aide... Et ça, cela va rester.» Jade semble plus détendue, les micros débranchés. Elle serre dans ses bras les bénévoles du Nid, Bernard, Marie-Pierre. Et elle sourit : «Je continuerai à rester debout, je ne tomberai pas.»