Les camions satellites ont quitté le parking, les barrières métalliques sont repliées, les écrans de retransmission vidéo débranchés. Le palais de justice de Lille retrouve son état habituel après trois semaines frénétiques. Trois semaines de courses poursuites, caméra à l'épaule, pour tenter d'apercevoir DSK, trois semaines de directs où des journalistes droits comme des i ont raconté, micro en main, «les derniers développements du procès du Carlton», trois semaines de joutes judiciaires à l'intérieur de la salle d'audience, avec rebondissements et bons mots… Mais trois semaines pour quoi ?
L’audience s’est close vendredi soir, le jugement sera rendu le 12 juin. Le parquet a requis la relaxe au bénéfice de Dominique Strauss-Kahn et, au vu des débats, il semble plus que probable que l’on s’achemine vers cette décision-là. Après un si fort battage, près de quatre années d’instruction, un dossier épais de 35 tomes ? Le décalage avive incompréhensions et colères. Allant du soupçon de collusion entre la justice et un homme puissant à l’exact inverse, l’idée d’un DSK innocent victime pendant quatre ans d’une vendetta menée par trois juges d’instruction. La réalité, comme souvent, est plus nuancée. Retour sur les principales interrogations d’après-procès.
Pourquoi DSK va-t-il sans doute être relaxé ?
L'ex-directeur général du FMI était poursuivi pour proxénétisme aggravé par le fait d'avoir été commis en réunion. Dans le code pénal français, la définition du proxénétisme est très large. Elle ne concerne pas seulement ceux qui tirent profit de la prostitution, mais aussi ceux qui «l'aident, l'assistent ou la protègent». Dès lors, un chauffeur de taxi qui emmène une prostituée sur son lieu de passes peut théoriquement être condamné. Ainsi qu'un Dominique Strauss-Kahn qui héberge dans son appartement une partouze dont les participantes sont rémunérées. Ou un DSK qui, de l'aveu de plusieurs, est l'unique raison d'être de ces parties fines, planifiées pour lui plaire.
Dans les faits, cependant, ces poursuites pour simple «aide» ou «assistance» à la prostitution sont rarissimes. D'où l'impression unanime, du côté des avocats de la défense, d'un dossier «gonflé» pour attraper l'ex-patron du FMI dans ses filets.
L’autre raison des réquisitions de relaxe, c’est que Dominique Strauss-Kahn a toujours assuré qu’il ignorait que ses partenaires sexuelles étaient des prostituées. On peut en douter, mais le doute, même s’il est épais, doit bénéficier à la personne poursuivie.
Pourquoi DSK a-t-il alors été renvoyé devant le tribunal correctionnel de Lille ?
A cette question existent plusieurs hypothèses de réponse. La première, qui n’a pas trouvé d’étayage clair au procès, est la théorie du complot. L’affaire du Carlton pourrait être un montage destiné à faire barrage aux ambitions présidentielles de Dominique Strauss-Kahn - montage finalement inutile après que l’ex-directeur général du FMI s’est grillé tout seul dans le scandale du Sofitel de New York de mai 2011. A la barre du tribunal, un ancien commissaire de police lillois, Joël Specque, a confirmé que des écoutes administratives ont été ouvertes dès juillet 2010 sur les lignes des premiers protagonistes de l’affaire. Mais s’est retranché derrière le «secret défense» pour ne pas en dire plus.
La seconde hypothèse permettant d'éclairer le renvoi de DSK devant le tribunal trouve sa source dans les trois témoignages de prostituées racontant des scènes «brutales», à la limite du viol. Ainsi, Jade a expliqué avoir subi une sodomie douloureuse dont elle ne voulait pas dans un hôtel de Bruxelles. Idem pour M., à l'hôtel Murano, qui dit avoir pleuré et manifesté sa souffrance pendant le rapport. Enfin, une troisième femme, M.A., qui ne s'est pas constituée partie civile, avait également raconté lors de l'instruction une sodomie forcée en décembre 2010 à Washington. A la suite de son audition avait été ouverte, en mars 2012, une enquête contre DSK pour viol. Mais M.A., juste après ce récit aux enquêteurs, avait disparu six mois, ne répondant plus aux convocations de la justice. Puis avait envoyé un courrier expliquant qu'elle ne souhaitait pas déposer plainte. Que si elle avait, dans un premier temps, refusé un rapport anal, elle l'avait ensuite accepté. Le procureur avait alors classé l'enquête sans suite.
Ainsi les juges d’instruction se sont retrouvés avec un dossier dans lequel les faits les plus graves et marquants semblaient tous s’approcher d’une qualification de viol, mais avec un abandon des poursuites pour ce chef. De là, il semble fort possible que, choqués et imprégnés par ces trois témoignages qui ont également fortement pesé sur l’audience, les juges aient décidé d’entretenir le seul objet de poursuites qu’il leur restait, et ce malgré la faiblesse évidente des charges pour proxénétisme.
DSK a-t-il été la victime d’un déballage déplacé de ses pratiques sexuelles ?
C'est un des leitmotivs de ses défenseurs, qui accusent notamment les fuites lors de l'instruction : «Une sodomie bien traitée, c'est quand même plus vendeur qu'une déclaration d'innocence», s'est ainsi emporté Henri Leclerc. Mais si les avocats sont dans leur rôle légitime de pare-feu et de diversion, le procès du Carlton n'a été le procès ni de la sodomie ni du libertinage. Dans le dossier d'instruction et lors de l'audience, lorsque des scènes sexuelles sont évoquées, c'est parce que s'y pose un éventuel problème de violence et de non-consentement des femmes. M. explique ainsi qu'elle était en larmes et qu'elle souffrait. C'est ce «rapport de force» qu'elle raconte, et non pas des «détails scabreux» ni non plus la nature d'une pénétration (son récit aurait pu être le même pour un rapport vaginal violent). «J'ai montré mes réticences par des gestes, a-t-elle dit à la barre. Je pleurais. Et puis je disais que j'avais très mal.» Jade, également partie civile, a raconté une scène similaire à Bruxelles : «Une pénétration à laquelle j'aurais dit non s'il m'avait demandé […] Ce n'est pas parce qu'on a payé qu'on peut tout. Il faut demander. Il n'y a aucun prix qui justifie d'imposer une souffrance.» Enfin, M.A a expliqué qu'elle avait dit à DSK «de ne pas continuer», «d'arrêter». Et que celui-ci, au contraire, avait persévéré, jusqu'à la fin du rapport, de manière «violente».
Ce procès a-t-il tout de même servi à quelque chose, ou bien est-il un «gâchis judiciaire» ?
Pour la première fois, le procès du Carlton a créé les conditions d'un face-à-face inédit : la même passe, racontée d'un côté par le client, de l'autre par la prostituée. Du côté de ceux qui payaient, on a parlé de «récréations», de «moments festifs, ludiques», de «plaisir», de «beaux massages». Du côté de celles qui étaient payées, on a décrit des bordels «enfermées 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 dans une pièce à 12 ou 13», une fille «ivre morte» allongée sur le sol des toilettes d'un restaurant italien, les participants se succédant pour la pénétrer. Cette confrontation de deux versions du même rapport de prostitution, d'ordinaire impossible dans un récit médiatique, semble avoir créé un certain choc, dans le prétoire comme au dehors. Pour cela, sans doute, le procès n'a pas été inutile.
Pour les 13 autres prévenus, que l'on a tendance à oublier, il n'a pas servi à rien non plus. Les peines requises vont d'un an de prison ferme pour le proxénète belge Dominique Alderweireld à des amendes de 1 500 euros. Elles sont relativement clémentes. Peut-être pour ne pas donner l'impression que DSK bénéficie d'un traitement de faveur. Les juges, dans leur décision, seront néanmoins totalement libres de s'affranchir de ces réquisitions. Enfin, Dominique Strauss-Kahn lui-même ne semble pas avoir trouvé le procès inutile. «Durant ces audiences, c'est la première fois dans toute cette procédure que j'ai pu m'expliquer et être écouté, je vous en remercie», a-t-il déclaré avant de quitter le tribunal.