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Libération
Récit

Défenseur des droits : Toubon, demi-tour gauche

La nomination de l’ex-ministre de droite avait soulevé un tollé. Sept mois plus tard, en dénonçant les contrôles de police au faciès, il surprend et met le gouvernement Valls en porte-à-faux.
Jacques Toubon, le 20 juillet à Paris, lors du 72e anniversaire de la rafle du Vél d’hiv. (Photo Laurent Troude)
publié le 24 février 2015 à 19h36

Ils sont jeunes, rarement tendres avec la classe politique, plutôt très à gauche, et désormais ils kiffent… Jacques Toubon. Sihame Assbague, porte-parole du collectif Stop le contrôle au faciès, dessine de ses deux mains un petit cœur lorsqu'on lui demande ce qu'elle pense de l'actuel défenseur des droits. De lui, elle dit aussi qu'il est «courageux» et «très à l'écoute». Saïmir Mile, président de la Voix des Roms, association de défense des populations roms, avoue même regretter d'avoir signé la pétition contre lui en juillet.

Lorsque François Hollande avait annoncé la nomination à ce poste très symbolique de l'ancien chiraquien Jacques Toubon en remplacement de Dominique Baudis, décédé deux mois plus tôt, il est peu de dire qu'il avait suscité l'incompréhension, voire la franche hostilité d'une partie du monde associatif et de la gauche. Une pétition, sobrement intitulée «Non à la nomination de Jacques Toubon pour défendre nos droits», avait récolté plus de 95 000 signatures. Et peu de personnalités, même à droite, n'osaient défendre ce casting surprenant. Jacques Toubon, le porte-flingue de Chirac, un député qui n'avait pas voté l'abolition de la peine de mort, s'était opposé à la dépénalisation de l'homosexualité, s'était fait remarquer par une conception particulière du sens de l'Etat comme garde des Sceaux en dépêchant un hélicoptère dans l'Himalaya dans les affaires de la mairie de Paris pour sauver Xavière Tiberi d'une procédure…

Au-delà de ses faits d'armes passés, la nomination, pour incarner la lutte contre les discriminations, d'un homme né en 1941, blanc, ayant cumulé à peu près tout ce qui existe en termes de fonctions politiques, est apparue aux yeux de beaucoup comme un geste totalement incongru. «Avec ce choix, on a reproduit tous les signaux de discriminations», résume Caroline de Haas, fondatrice d'Osez le féminisme, qui avait elle aussi signé la pétition contre Toubon. Son installation cet été dans les feutrés bureaux de la rue Saint-Florentin à Paris n'a pas franchement fait mentir ces préventions. Très à l'ancienne, Jacques Toubon a quelque peu déconcerté en interne par l'attention qu'il portait sur des sujets comme la déco de son bureau ou sa voiture de fonction. Le défenseur des droits a désormais des toiles de Gérard Garouste dans son bureau, si grandes qu'il a fallu les livrer par grue. Pas très regardant sur l'effet de sens, il a également nommé comme chef de cabinet une ex-élue UMP du VIIe arrondissement de Paris, soutien de… la Manif pour tous.

Coqueluche. Mais que s'est-il passé en sept mois pour que cet homme-là, qui n'a pas souhaité répondre à nos questions, devienne aujourd'hui la coqueluche - d'une partie - du monde associatif militant ? La clé tient dans un mémo d'une douzaine de pages sur les contrôles de police discriminatoires. Des observations radicales, déposées par le défenseur des droits devant la cour d'appel de Paris, jointes à la procédure de 13 jeunes hommes attaquant l'Etat pour discrimination suite à des contrôles de police et dont le procès en appel a lieu aujourd'hui (lire ci-contre). La question des contrôles d'identité au faciès est un sujet sensible. Durant la campagne présidentielle de 2012, François Hollande avait promis de s'engager pour régler le problème. Mais, sitôt nommé au ministère de l'Intérieur, Manuel Valls s'était empressé de refermer le dossier, devenu depuis un non-sujet, voire un quasi-tabou au sein du gouvernement.

Sous sa mandature, Dominique Baudis avait commencé un vrai travail de fond, interrogeant notamment les dispositifs mis en place à l'étranger pour lutter contre cette discrimination particulière des contrôles de police. Ses travaux avaient été poliment entendus, mais remisés sur une étagère par le gouvernement. Le rapport d'observations Toubon, déposé dans une procédure, constitue un geste politiquement très fort. D'autant plus fort qu'il y va plus que franchement sur la nécessité de réformer pour mettre fin à ces contrôles. «C'est le monde à l'envers, cet ancien ministre de la Justice de droite qui s'engage dans une procédure en justice contre les contrôles au faciès», s'étonne encore Sihame Assbague, du collectif Stop le contrôle au faciès.

«Pas de bilan». En dehors de ce dossier très symbolique, car pas du tout consensuel, le bilan de Jacques Toubon au bout de sept mois dans le costume de défenseur des droits est globalement moins marquant. Les responsables associatifs alignent d'ailleurs les formules alambiquées pour qualifier ce bilan, forcément court eu égard à son peu d'ancienneté dans ses fonctions. Petit florilège. «Sur les Roms par exemple, il n'a pas été non réceptif. Il n'est pas parmi les pires que nous ayons rencontrés», résume Dominique Guibert, vice-président de la LDH. Rokhaya Diallo, des Indivisibles, qui avait pourtant signé la pétition contre sa nomination, concède aujourd'hui : «Il n'a pas un bilan négatif.» Caroline de Haas, fondatrice d'Osez le féminisme : «Il n'a pas brillé par son activité. Mais, si je suis honnête avec moi-même, je n'attendais pas grand-chose de lui.»

D'autres sont plus conciliants. Sobre, Alain Jakubowicz, président de la Licra : «Il a pris ses fonctions à cœur.» Dominique Sopo, à la tête de SOS Racisme, est de loin le plus enthousiaste : «Il a pris la mesure de la tâche qui est la sienne. On ne peut pas juger les gens sur leur passé. Et, même s'il est un peu tôt, son bilan est clairement positif.» Julien Bayou, porte-parole d'Europe Ecologie-les Verts et à l'origine de la pétition, n'a en revanche pas changé d'avis. «J'aurais adoré pouvoir dire que je m'étais trompé. Ce n'est pas le cas.» Pour lui, Toubon n'a tout simplement «pas de bilan».

Dans la droite ligne de son prédécesseur, Dominique Baudis, Toubon est pourtant présent sur la réforme du droit d’asile, les droits des enfants, la question des droits des étrangers… En janvier, il a diligenté une enquête suite au refus d’un maire de Champlan (Essonne) qui avait refusé d’enterrer un bébé rom de deux mois sur sa commune. Le défenseur des droits avait conclu à un comportement clairement discriminatoire de la part du maire. La justice n’a pas suivi son avis (ce qu’elle fait pourtant dans 70% des cas où le défenseur intervient), décidant de classer sans suite cette affaire.

Toubon n'en a pas fait une maladie, ni même eu une réaction. Car, au-delà des dossiers individuels qui font le quotidien des bureaux du défenseur des droits, le truc de Toubon, ce sont les grandes causes, celles où il retrouve une posture d'homme d'Etat. C'est ainsi, comme l'écrivait la semaine dernière le Canard enchaîné, qu'il a surpris son monde à la chancellerie début février en dégainant un vibrant plaidoyer en faveur de la réforme Taubira sur la délinquance infantile et l'enfance en danger, alors que le gouvernement avait préféré là aussi remiser le sujet.

Son gros dossier, c'est sa grande plateforme numérique de lutte contre le racisme et l'antisémitisme, dont le chantier a été lancé fin janvier. Pour l'instant, l'opération est un peu tombée à plat, noyée dans la com gouvernementale tous azimuts suite aux attentats. Mais qu'importe, le défenseur des droits ne baisse pas la garde contre ce qu'il appelle «l'avachissement des valeurs», qui a permis «le développement des propos et des actes de rejet et de haine de l'autre».