Lunel vit une drôle d'histoire. D'héritage gallo-romain, cette cité nichée au sommet de l'Hérault se distinguait jusque-là pour la qualité de ses «raseteurs». Dans la culture hispanique, ils sont de fieffés téméraires, trompant la vigilance du taureau pour placer des cerceaux autour de ses cornes. Les beaux jours revenus, les imposantes arènes s'embraseront de nouveau pour les manades. Mais depuis quelques semaines, c'est le climat angoissé de la France post-Charlie qui ronge Lunel.
Psychose. Le 27 janvier, le Raid y a interpellé trois jihadistes présumés. En tout, ils seraient vingt Lunellois à avoir rejoint le Levant. Au lycée Louis-Feuillade, dès qu'un élève s'absente, la crainte qu'il soit parti en Syrie affleure. Ces jours-ci, c'est la disparition de Laura qui alimente la psychose. Depuis sa conversion à l'islam, elle n'a plus donné de nouvelles. Olivier Jean, 45 ans, professeur d'histoire, pointe «le manque de culture générale, de rapport à l'histoire de certains élèves. Ils mélangent tout : le conflit israélo-palestinien, l'Etat islamique, la religion. C'est fou de voir à quel point ceux qui sont musulmans connaissent mal leur propre religion. Les réseaux sociaux nous bouffent. Les ados y prennent tout pour argent comptant.»
Sur le cours Gabriel-Péri, le bar Le National affiche ostensiblement un écriteau «Je suis Charlie». Au comptoir, un drapeau tricolore achève de marquer le territoire. Sur le trottoir d'en face, une clientèle essentiellement maghrébine sirote le thé, laissant l'étrange impression d'une société fracturée. Tahar Akermi, animateur à la MJC depuis de nombreuses années, tempère quelque peu les cassures visibles : «Il y a une crispation mais elle n'est pas spectaculaire. Plutôt que de pavoiser sur un supposé communautarisme, on ferait bien de se demander ce qui a cloché dans ces trente ans d'intégration foirés. Le départ de ces jeunes en est à mon sens la conséquence directe. Je suis K.-O., comme toute la ville d'ailleurs. Mais il faut se mobiliser rapidement. On a tous terriblement besoin de parler.»
A l'hôtel de ville, le maire divers droite, Claude Arnaud, croule sous les sollicitations médiatiques. A peine quelques heures après la descente du Raid, des journalistes du monde entier sont venus épier cette ville que le Monde a baptisé «laboratoire miniature du jihad made in France». Les demandes d'entretien affluent des Pays-Bas, du Danemark, de Suisse. Même le prestigieux New York Times a dépêché un envoyé spécial. «Les habitants sont épuisés et s'insurgent contre la stigmatisation, s'irrite Pierre Soujol, le premier adjoint. Le titre du Monde, on va le payer pendant des années. Et ce d'autant plus que la ville n'y est pas pour grand-chose. Que pouvons nous faire contre ces réseaux ?»
«Casting». Ville pauvre, Lunel affiche un taux de chômage de 20%. Dans certains quartiers, comme l'Abrivado, le chiffre gonfle à 40%. «La ville a acquis des terrains pour construire une départementale et créer un écoparc. Nous sommes à la recherche d'artisans désirant s'y installer avec l'espoir qu'ils embauchent notre main-d'œuvre. Celle-ci étant peu qualifiée, soyons honnêtes, nous sommes obligés de faire un casting serré», poursuit Pierre Soujol.
Philippe Moissonnier, conseiller municipal socialiste, regrette que l'actuelle majorité, au pouvoir depuis 2001, «ait négligé l'action des travailleurs sociaux. Leur nombre n'a cessé de diminuer. Or ils sont indispensables pour épauler les Lunellois». Le 7 février, lors d'une visite commune avec le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, la secrétaire d'Etat à la Ville, Myriam El Khomri, a promis que Lunel «bénéficierait de moyens supplémentaires dans le cadre du programme de rénovation urbaine».
Sous sa casquette, Tahar Akermi rêve, lui, d'une maison de la citoyenneté «où se croiseraient élus, acteurs économiques, jeunes en recherche d'emploi et mamans célibataires». «Aujourd'hui, chacun rumine dans son coin, c'est intenable», souffle-t-il. Pour lui, aucune leçon n'a été tirée des émeutes urbaines de 2005 : «A l'époque, les jeunes brûlaient des voitures pour s'exprimer. Aujourd'hui, ils partent faire le jihad. Peut-être que le mode d'expression a changé mais qu'au fond le message est le même.»