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Libération
grand angle

A corps écrits

Ironique, provocateur ou engagé, le tatouage textuel connaît un nouveau pic. Promenade dans les allées du dernier mondial qui s’est tenu ce week-end, à Paris.
Paris, le 6 mars 2015. Le Mondial du tatouage. (Photo Jérôme Bonnet)
publié le 10 mars 2015 à 17h06

Alangui sur un lit de consultation, Florent, gaillard aux cheveux longs, assure que non, non il n'a pas mal. La cuisse est une zone de confort pour l'aiguille chargée d'encre. L'informaticien au look de métalleux conserve un air placide malgré les allées et venues incessantes devant le stand où il se fait charcuter. Il a pris rendez-vous il y a six mois avec Eskimo, basé à Toulouse. Pour son huitième tatouage, Florent a choisi de faire passer un message : «Mort aux cons». Par les temps qui courent, il pourrait remplir des cimetières. «L'idée s'est imposée à moi depuis que je vis en Ile-de-France, explique-t-il, pince-sans-rire. Ici, la connerie est partout. Les mots, ça ne laisse pas de place au doute.» Un peu plus loin sur sa jambe, un autre motif dit «Un type fier un type fort», réplique culte du film Rasta Rockett, sorti il y a vingt et un ans.

A La Villette, où s’est tenue jusqu’à dimanche la troisième édition du mondial du tatouage, le caractère textuel connaît un nouveau pic. On en voit partout, des ironiques, des méchants, des hommages. On aperçoit des «Pour maman», «A mon mec d’amour», «Venez comme vous êtes» et même une fille avec un énorme «Pourquoi» au-dessus du sourcil et un «Elle est belle l’histoire» à l’avant-bras.

Rockabilly, hipsters, familles

«Les lettrages n'ont jamais vraiment disparu, assure Alex, d'Encre mécanique, spécialiste du tatouage ironique et provocateur avec un goût prononcé pour les blagues salaces. Au départ, les marins et les taulards écrivaient car ils ne savaient pas dessiner. Aujourd'hui, on transmet des messages, on garde un souvenir ou on invente sa propre devise autour d'un dessin, d'un blason.» Le mot tatoué est ainsi un marqueur indélébile des étapes de la vie. Elise Müller, socio-anthropologue, s'est intéressée aux emprunts culturels, à la sémantique et aux écritures dans le tatouage contemporain. «Si l'histoire du tatouage est millénaire, le premier grand style occidental s'est développé au tournant du XIXe siècle. Les tatoueurs officiaient alors principalement dans les quartiers chauds. Leur clientèle se compose de marins et de militaires en permission. A cette époque, on dessine des lettrages qui, associés aux cœurs, aux roses ou aux poignards, clament par exemple le lien indéfectible à la famille ou à une petite amie laissée au loin par la force des choses.»

Dans les allées, ça grésille sec. L'événement a accueilli 30 000 visiteurs ce week-end. Entre 10 % et 20 % de la population française serait tatouée alors on croise des rockabilly, des Hells Angels, des hipsters, des familles. La pratique s'est démocratisée grâce aux stars de la musique, de la mode et du foot. «Ceux et celles qui véhiculent l'image d'une "vie réussie", précise Elise Müller. On ose afficher sur sa peau des messages directement lisibles. On exprime ainsi ses différentes facettes, son côté fun, pas froid aux yeux, et notamment chez les femmes, ce qui est assez nouveau dans le tatouage, qui n'a commencé réellement à se féminiser que dans les années 70.»

«Don’t stop baby»

Une beauté aux jambes interminables affiche un «Run» à la jambe gauche et un «Fast» à la jambe droite. Elle a 20 ans, s'appelle Priscilla et est stripteaseuse. Sur le bas-ventre, elle a fait inscrire un «Don't stop baby» qui doit en refroidir plus d'un. Mais le meilleur, elle le garde dans la bouche, au niveau de la lèvre inférieure où s'inscrit un «Suck» en lettres noires. A lire au 36e degré. A l'instar du «Rock'n'roll» que Markus a fait imprimer au-dessus de son sexe. «Le rock est dans ma nature. Mais l'écrire, c'est tellement cliché que ça en devient drôle. C'est du cynisme.»

A La Villette, un des spécialistes du lettrage vient de Los Angeles : Big Sleeps, une légende, qui a tatoué bon nombre de membres des gangs de la ville. Ils ont réinterprété la typographie Fette Fraktur - utilisée par tous les grands journaux, du Los Angeles Times au Frankfurter Allgemeine Zeitung -, devenue un signe de reconnaissance de la culture «chulo», autrement appelée chicano. Sous l'aiguille de Big Sleeps depuis plus de quatre heures, une armoire à glace, crâne rasé et larmes tatouées sous l'œil droit, patiente et tremble de douleur. Pas vraiment loquace, le garçon refuse d'expliquer la signification de l'énorme «JS» qu'il a désormais sur la nuque. «Mieux vaut ne pas insister, conseille un professionnel. Il ne faut pas croire, les tatoués sont de grands pudiques.»

Photos: Jérôme Bonnet