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Libération
Reportage

Seine-Saint-Denis, ma santé va craquer

Avec 66,5 généralistes pour 75 000 habitants, ce département aux portes de Paris est le plus grand désert médical de France. Pathologies particulières, population précaire, dispositifs saturés… Pratiquer la médecine dans le «93» relève bien souvent de l’engagement politique.
La Place de la Santé, à Saint-Denis, a reçu 10 000 patients en 2014. (Photo James Keogh. Hans Lucas)
publié le 13 mars 2015 à 20h41

De l’autre côté du périphérique, les transports en commun sont bondés. Les rues pavées d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) regorgent de monde, de visages épuisés par le travail, les soucis et la précarité. En centre-ville, on peut tourner des heures pour trouver une place de parking, entre les tours et les vieilles maisons ouvrières. Pourtant, la Seine-Saint-Denis est un désert. Ce département aux portes de Paris est le plus grand désert médical de France. On y compte 66,5 médecins généralistes pour 75 000 habitants. En Ile-de-France, la densité s’élève à 92,5. A Aubervilliers, 80 000 habitants, deuxième ville francilienne la plus pauvre après La Courneuve, on dénombre 13 spécialistes de premiers recours (gynécologue, ophtalmologue, pédiatre…). De l’autre côté de la Porte de Pantin, ils sont 48,9.

Les médecins libéraux qui ont fait le choix de s’installer dans le «93» semblent aussi épuisés que leurs patients. Leurs salles d’attente ne désemplissent qu’à la tombée de la nuit. Même à la retraite, beaucoup de praticiens continuent à ausculter, à prescrire, à recevoir à la chaîne, par manque de successeur.

Maladies chroniques et stress au travail

«Y aura donc jamais de médecins qui vont soigner nos cités ?» Cette phrase a changé la vie du Dr Ménard, en 1971, alors qu'il abandonnait ses études de médecine. Le «gamin de prolo» laissait tomber. Il irait travailler à l'usine, comme son père et comme tous ses copains de son HLM de Puteaux (Hauts-de-Seine). «Moi, j'étais blouson noir et castagne. Mais, un jour, une voisine m'a croisé dans le hall, et elle m'a engueulé ! se souvient-il. J'ai réfléchi… et j'suis retourné à la fac.» Finalement, «tous les autres de la cage d'escalier ont fait de la prison», et Didier Ménard a ouvert sa Place Santé, Association communautaire santé et bien-être, à Saint-Denis au début des années 90. Aujourd'hui, bien qu'il soit officiellement à la retraite, il continue à se battre pour récupérer des subventions. «Les politiques publiques nous soutiennent. Comme la corde soutient le pendu.»

Ce matin, le ciel est aussi gris et sinistre que les immeubles du quartier des Francs-Moisins. La «place Rouge», comme on l'appelle dans la cité, est vide. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la cité était un immense bidonville où s'entassaient des centaines de migrants espagnols. Puis les politiques de la ville ont dressé des tours HLM. D'autres vagues d'immigration, d'autres ouvriers ou employés du BTP sont venus remplir les appartements, les usines alentour et reconstruire la France des Trente Glorieuses. Ce matin de février 2015, le chômage dépasse les 24% dans la cité. Quelques ombres passent sous les parapluies, on se faufile entre les portes de l'association médicale, juste à côté du local à poubelles.

Barrières de la langue et du système administratif

La salle d'attente est calme. Sur des présentoirs, des prospectus tout en images encouragent les femmes à suivre des examens gynécologiques ou à faire des tests VIH. L'année dernière, 10 000 patients sont passés par les salles de consultation des cinq médecins généralistes employés par l'association. Mais les soins ne se résument pas à la feuille d'ordonnance. Ils s'inscrivent dans un cadre de vie. Au mur, le programme des activités de la maison : musicologie, petits-déjeuners, cours de cuisine, de yoga… «Dans les années 90, on était dépassés par le problème du sida, explique le Dr Ménard. Aujourd'hui, on est confrontés aux maladies chroniques comme le diabète, les maladies cardio-vasculaires… Et, surtout, à de graves problèmes de stress au travail. Ça ne se soigne pas seulement avec des médicaments.» Avec sa moustache grisonnante, sa «grande gueule» et son assurance «post-soixante-huitarde», Didier Ménard est un peu le José Bové de la médecine. Il ne cache pas l'«engagement politico-médical» qui a porté l'idée d'ouvrir ce centre. «Il faut être militant pour pratiquer la médecine ici. On ne vient pas aux Francs-Moisins pour faire fortune.»

Dans la salle d'à côté, pas de table d'auscultation ni de stéthoscope. Asta Touré est médiatrice de santé. Elle aide un vieux monsieur à remplir ses papiers administratifs. CAF, mutuelle, caisse de retraite, Sécurité sociale… autant d'institutions aux noms inconnus pour cet homme qui a passé sa vie à vider les poubelles du métro et à nettoyer des bureaux à Paris. Monsieur F., chapeau blanc traditionnel sahélien sur la tête, a les mains rugueuses d'un mineur de fond. Mais il ne sait ni lire ni écrire. Asta remplit les dossiers : «Nombre d'enfants ? - Cinq. - Ça tombe bien, il n'y a que cinq cases !»

Asta non plus ne parlait pas très bien le français lorsqu'elle est arrivée du Mali, il y a plus de vingt ans. «Si je n'avais pas été formée, je serais comme eux», confie-t-elle, sans émotion. Elle a commencé comme bénévole à l'association Aides, pour les personnes séropositives, puis elle a décidé de faire «de l'aide aux autres» un vrai métier. Il paraît qu'elle était «plutôt douée pour ça». Demain, elle accompagnera un patient à l'hôpital pour servir d'interprète.

En plein débat sur le tiers payant et l'accessibilité des soins en France, le Collectif interassociatif sur la santé (Ciss) a révélé que 24% des personnes ayant un revenu inférieur à 1 400 euros par mois ont reporté ou renoncé à une consultation médicale. L'Observatoire des inégalités estime que 14,5% des habitants du 93 vivent sous le seuil de pauvreté. C'est le double de la moyenne nationale. «Quand on est pauvre, la priorité, ce n'est pas la santé», assène le Dr Ménard. C'est sans compter l'attente démesurée pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste, les files interminables aux urgences, les barrières de la culture, de la langue ou du système administratif… Dans ce «département-monde», comme aiment à le surnommer les élus, 65% des habitants ont au moins un parent qui est né à l'étranger. «Ce n'est pas l'insécurité qui décourage le plus les médecins de venir s'installer ici, affirme Corinne Guiot, infirmière en chef du centre municipal de santé d'Aubervilliers. Les pathologies sont particulières, il faut prendre du temps pour expliquer, pour soigner…»

«Infirmière militante»

Comme tous les jeudis matin, Corinne Guiot fait ses tournées à domicile, à la minute près. Elle grimpe quatre à quatre les escaliers en colimaçon d'une haute tour de la ville. Frappe à une porte, repeinte en bleu électrique. «Bonjour ! C'est l'infirmière !» Monsieur F. est assis sur un vieux canapé molletonné dans un appartement sombre. Il a obstrué toutes les fenêtres à l'aide de grands draps. Originaire de la Martinique, lui aussi a fait des ménages toute sa vie. «Mais c'était des petits contrats. Alors j'ai pas vraiment de retraite», explique-t-il dans un français créolisé confus. Monsieur F. est diabétique. Corinne Guiot surveille sa tension, son taux de glycémie. «Dites donc, c'est bien bas ! Vous avez mangé ce matin ?» Le patient est hésitant. Piqûre d'insuline. «Et vous avez pris rendez-vous chez l'ophtalmo ?» Silence. «Le docteur des yeux. Vous allez le voir quand ?» insiste-t-elle. «Lundi. J'ai un rendez-vous à… Vincennes.» «A l'hôpital Avicenne ? Super !»

L'hôpital Avicenne, à Bobigny, reste la principale offre de soins du département. A Aubervilliers, on recense deux ophtalmologues. Le centre de santé municipal, ancien dispensaire de cette mairie de tradition communiste, propose aussi les services d'un ophtalmologue. «On est super contents, il a augmenté ses heures de présence, poursuit l'infirmière. Bon ! Monsieur F., je vous laisse. Ma collègue passera vous voir demain.» Le vieil homme répond d'un vague «si Dieu le veut», souriant du fond de son canapé. «Vous en faites pas, il va le vouloir ! Moi, j'ai mes accointances avec Dieu. Allez, au revoir monsieur F.» L'infirmière dévale les étages dans l'autre sens. Ses bottes résonnent dans la cage d'escalier. Malgré ses «accointances» divines, Corinne Guiot se défend d'être «investie d'une mission». Mais elle se qualifie volontiers «d'infirmière militante» : «Moi, le service public, ça me parle.»

Face au problème croissant d'accessibilité aux soins, Médecins du monde a ouvert une antenne à la Plaine-Seine-Denis, dans le nord-ouest du département. Il est 14 heures et des dizaines de patients font déjà la queue devant la porte. Ici, on accueille les «personnes qui n'ont pas accès aux soins dans les dispositifs de droit commun», comme l'explique Nathalie Godard, coordinatrice du centre. Des personnes sans papiers, à la rue, ou sans couverture médicale, et souvent sans adresse. Une équipe organise également des tournées dans les «camps de Roms», véritables bidonvilles installés aux portes de Paris. Rapidement, la salle d'attente se remplit. «On ne peut plus augmenter nos capacités d'accueil, se désole l'employée de Médecins du monde. On est obligés de laisser des gens dehors. Tous les dispositifs du département sont saturés.»

Sur le papier, et selon les termes de la loi, toute personne malade ou victime d'un accident présente sur le territoire français peut venir se faire soigner dans un hôpital public. Mais Nathalie Godard sourit : «Dans les faits, de nombreux centres hospitaliers de la région Ile-de-France ne jouent pas le jeu.» Pour les cas de maladies chroniques, de traitements psychiatriques ou pour les maladies sexuellement transmissibles, c'est le vide.

«Des patients fracassés par la vie»

Une adolescente se présente dans le cabinet d'un médecin bénévole. Un libéral retraité qui n'arrive visiblement pas à décrocher. La jeune fille, d'origine algérienne, est orpheline. Première de sa classe à Alger, elle rêve de devenir «médecin ou avocate», et sa tante l'a fait venir en France pour poursuivre son lycée. Mais l'élève modèle a des vertiges. Dans l'attente de sa régularisation, elle n'est toujours pas inscrite à l'aide médicale d'Etat. Direction Médecins du monde. Après quelques minutes d'auscultation, le diagnostic est clair : l'adolescente est anorexique. «Tu te trouves jolie ? lui demande le médecin. Parce que moi, je te le dis : tu es très jolie. Alors tu vas manger. Si tu le souhaites, il y a une psychologue ici, elle pourra t'écouter.» Sa tante lui prend la main et l'encourage à accepter un nouveau rendez-vous.

Karamoko, lui, ne confiera jamais ses problèmes à un psychologue. «Il y a des choses que l'être humain ne pourra jamais comprendre», paraît-il. Originaire du Mali, cela fait deux ans qu'il vit dans la rue et sans papiers. Il dort «là où la nuit [le] prend». Il a perdu dix kilos en trois mois. «Mon plus grand docteur, c'est Dieu», dit-il. La réceptionniste du centre l'encourage toutefois à faire une radio des poumons pour un dépistage de la tuberculose.

Dans une camionnette garée rue des Bleuets, les patients défilent les uns après les autres. En Seine-Saint-Denis, les taux de tuberculose, la maladie de la précarité par excellence, sont très élevés. L'année dernière, une dizaine de cas ont été recensés sur mille clichés du thorax. Cent fois plus que sur le reste du territoire français. «Plus vous pratiquez la médecine en Seine-Saint-Denis, plus vous faites face à des patients fracassés par la vie», observe le Dr Ghada Hatem. Chef du service maternité du centre hospitalier de Saint-Denis, elle est d'abord passée par différents hôpitaux d'Ile-de-France. Mais son arrivée dans le 93 lui a fait changer sa vision du métier. «On est confrontés à des problèmes de précarité importants, d'errance, de mortalité infantile… raconte-t-elle. Peu à peu, le psychosocial prend le pas sur le médical pur et dur.» Sur les 4 200 accouchements réalisés l'année dernière, son équipe s'est rendu compte que 16% des femmes étaient excisées. Un autre cas médical auquel les gynécologues ne sont pas forcément confrontés dans d'autres départements. Le Dr Hatem décide alors de fonder la Maison des femmes, une annexe du service gynécologie de l'hôpital qui devrait ouvrir ses portes d'ici à la fin de l'année. Sa spécialité : la réparation des mutilations génitales. «On exerce dans un département très militant, donc on a pu réunir les compétences nécessaires. Des avocats ont pris contact avec nous, des médecins retraités, des associations de lutte contre les mutilations sexuelles… Quand on se bouge et qu'on a une idée, les gens sont prêts à donner.»

Militantisme, engagement, volontarisme, ces mots reviennent sans cesse dans le langage du personnel médical de Seine-Saint-Denis. Le Dr Feldmann, gynécologue elle aussi, reconnaît que venir travailler dans le centre de santé d'Aubervilliers était un «choix politique». Après avoir grandi à Trappes (Yvelines), dans une autre banlieue pauvre de Paris, elle exerce quelques années en Gambie, puis au Comité médical pour les exilés à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, avant de s'installer définitivement en Seine-Saint-Denis. «En gynéco, on touche à l'intime, aux choix de vie. Ça dépasse l'exercice de la médecine clinique, c'est passionnant», explique-t-elle dans l'une des seules brasseries du centre-ville d'Aubervilliers. Dans son bureau du centre municipal, Laure Feldmann reçoit environ trente patientes par jour, mais elle a des horaires fixes, une semaine de 35 heures, ce qui lui permet d'avoir plus de temps avec ses filles.

Des horaires adaptés, un travail en équipe, ne pas avoir à se préoccuper du salaire des secrétaires, du cabinet, de la prise de rendez-vous, des feuilles de soins à envoyer… la formule séduit de plus en plus de jeunes docteurs qui n'ont plus envie d'être des chefs d'entreprise de la médecine. En centre de santé, les médecins sont rémunérés en moyenne 4 800 euros par mois, quelle que soit leur spécialité. Un manque à gagner très important, notamment pour des ophtalmologues, qui peuvent toucher bien plus du double dans le privé. Même pour les généralistes, c'est largement en dessous des moyennes en libéral. Et pourtant, pour le personnel soignant qui souhaite pratiquer dans les déserts médicaux (urbains ou ruraux), les centres de santé restent la meilleure option. «Les jeunes ne veulent plus du modèle libéral. Surtout dans le département, analyse le Dr Giraux, directeur du centre municipal d'Aubervilliers. Se retrouver avec 80 patients dans la salle d'attente, devoir faire de la médecine d'urgence, sans suivi, ce n'est pas intéressant professionnellement et ça peut devenir vite traumatique.» Les problèmes d'insécurité aussi sont réels, notamment lors des visites à domicile. Les libéraux ne se rendent plus dans certaines zones d'Aubervilliers. Il faut connaître, s'adapter, se faire respecter en tant que médecin ou infirmière. Faire sa place. Fabrice Giraux poursuit : «S'installer dans ces quartiers, ça ne s'improvise pas. Sans en être issu, c'est très compliqué.»

Une prépa santé gratuite à Bobigny

Guillaume Le Mab, lui, est plus «à l'aise dans le 93 qu'à Versailles». Lorsqu'il était gamin, sa mère travaillait à Bobigny et, pour lui, «la banlieue, ça a toujours été des pelouses sans herbe, au milieu du béton». Employé par le conseil général, il dirige aujourd'hui le pôle de prévention et d'action sociale du département. «Cela fait partie du pacte santé, voulu par Claude Bartolone puis par Stéphane Troussel, présidents du conseil général, pour affirmer le département comme un véritable acteur de santé publique», explique-t-il. Partant du constat qu'il revient plus cher de soigner que de prévenir, le conseil général tente de mettre en place des politiques de mobilisation, notamment sur les MST ou la tuberculose, et organise aussi des campagnes de vaccination ou de dépistage. Mais le véritable défi reste d'encourager les jeunes médecins à s'installer en Seine-Saint-Denis. Leur plus grand espoir aujourd'hui, c'est la prépa santé : une classe préparatoire gratuite, intégrée à l'université de Paris-XIII (antenne de Bobigny), pour les futurs étudiants en médecine issus du département. Les élus espèrent qu'une poignée au moins restera exercer dans leur cité.

Denys, 19 ans, a eu la chance d'être sélectionné parmi les 400 dossiers reçus l'année dernière. «Gamin de prolo» lui aussi, mais version XXIe siècle : long tee-shirt, baskets et nattes plaquées sur son crâne. Le jeune étudiant veut être médecin depuis qu'il est «tout petit». Depuis le jour où il a vu «quelqu'un de cher mourir sous [ses] yeux» : «C'était en Guadeloupe, raconte-t-il. Il était atteint de leptospirose», une maladie bénigne si elle est traitée à temps. «Mais c'était trop tard, et le médecin était débordé. Je me suis toujours dit que si j'avais été médecin, il ne serait pas mort.» Denys a gardé son secret très longtemps. Il n'osait pas avouer son rêve, surtout depuis le jour où sa prof de sciences et vie de la terre lui a dit qu'il n'aurait jamais le niveau pour passer en seconde générale. Des mots que tout le monde entend, un jour ou l'autre, mais qui résonnent encore plus fort dans la tête d'un gamin des cités de Pierrefitte-sur-Seine. Denys a finalement eu le brevet avec mention, et s'est senti le courage de confier son projet à son père. «Il m'a avoué qu'il avait toujours voulu faire ça aussi. Mais il n'en avait pas eu les moyens, il a dû travailler tout de suite, et il est devenu ouvrier. J'ai la pression maintenant !»

Denys en est certain, il s'installera en Seine-Saint-Denis. Chez lui. Le mois dernier, le jeune garçon n'a pas pu aller en cours, il avait de la fièvre. La salle d'attente de son médecin de famille était bondée et il a attendu cinq heures avant de se faire diagnostiquer une grippe. «Je me suis dit qu'on manquait vraiment de médecins. Plus tard, j'aimerais bien être généraliste.» Il réfléchit. «Je sais pas encore. On a fait un TP l'autre jour, et il paraît qu'il n'y a pas assez de podologues non plus.» Il regarde ses baskets. «Moi, ça me va podologue. Je veux bien être podologue si y a besoin…»