Quand ils allument leur télé en rentrant des cours, et qu'ils voient encore la ministre de l'Education, Najat Vallaud-Belkacem, faire des annonces de ci, de là, certains profs s'énervent. L'écart entre le discours et la réalité est trop grand. «Madame la ministre, arrêtez de parler et tenez vos engagements !» l'apostrophe Catherine Da Silva, directrice d'une école de Seine-Saint-Denis, cette banlieue défavorisée dont Najat Vallaud-Belkacem, Manuel Valls et François Hollande ont tant parlé.
Depuis les attentats, les responsables politiques ne cessent de répéter à quel point la jeunesse est la priorité, à quel point l'école de la République est au centre de tout, à quel point ce gouvernement met tout en œuvre pour rétablir la mixité sociale et donner les mêmes chances à tous. «J'y ai cru. Naïvement, je pensais par exemple que la réforme de l'éducation prioritaire allait vraiment donner plus de moyens aux établissements les plus en difficulté. En fait, non. J'ai la rage.» Séverin (1) n'est ni syndiqué ni encarté, «juste prof» d'histoire-géo dans un collège difficile du 93 qui devient à la rentrée REP+ (réseaux d'éducation prioritaire, qui bénéficient de l'effort maximum en termes de moyens).
Comme lui, ils sont nombreux ces enseignants de banlieue, rejoints par des parents d'élèves, à crier à «l'escroquerie». En Seine-Saint-Denis, ils essaient d'impulser un mouvement collectif pour se faire entendre : 28 établissements étaient en grève ce mardi sur l'ensemble du département, selon le décompte du SNES-FSU, syndicat majoritaire du secondaire. «Le mouvement de contestation reprend, c'est net. La prise de conscience grandit», explique Florent Martinie, secrétaire adjoint du SNES-FSU 93. «Je connais les problèmes, répond la ministre Najat Vallaud-Belkacem. C'est une académie qui a beaucoup souffert, longtemps maltraitée avant notre arrivée au pouvoir. La rage qui s'exprime aujourd'hui est celle contenue ces dix dernières années. Nous avons débloqué des moyens très conséquents.» Sur le terrain, les profs maintiennent que non, les belles promesses de la ministre ne se concrétisent pas.
Quatre engagements passés ici à l’épreuve des faits, dans la ville de Saint-Denis.
1/ Les espoirs déçus de collèges REP+
La promesse «La nouvelle éducation prioritaire, c'est une nouvelle carte des réseaux pour que ce soit les territoires qui en ont le plus besoin qui bénéficient de cette mobilisation exceptionnelle», affirmait Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Education, le 23 septembre.
La réalité Quand ils ont découvert la nouvelle carte de l'éducation prioritaire, ils étaient contents. Leur collège Iqbal-Masih de Saint-Denis, dans le 93, a décroché in extremis l'étiquette REP+, rendant jaloux les établissements de Seine-Saint-Denis voisins qui «méritaient le label autant que nous», glisse fair-play Séverin, prof d'histoire-géo. Sur le moment donc, joie.
Mais juste après, la douche froide, quand ils ont pris connaissance de l'enveloppe d'heures d'enseignement dans leur collège pour la rentrée. Ils ont fait et refait les calculs. «On perd 13% d'élèves… et 61% des heures supplémentaires pour monter des projets, dont on disposait avant en tant qu'établissement difficile, se désole Séverin. Or, avec notre nouveau label REP+, on était censé être le fleuron de l'éducation prioritaire.» Les enseignants ont fait grève pour obliger le rectorat à les recevoir. Ils ont réussi à «grappiller» quelques heures en plus - «on en est tous là. Obligés de marchander» -, mais cela ne suffira pas, la plupart des projets vont s'arrêter à la rentrée.
Ciao les séances de piscine en sixième, alors que 70% des enfants arrivent au collège sans savoir nager. Ciao aussi l’atelier théâtre, et le partenariat avec la Comédie-Française qui permettait à des élèves d’assister à trois représentations par an. Et la classe médias est menacée, alors même que la ministre insiste sur l’importance de l’éducation à l’information.
Cette baisse de l'enveloppe d'heures dans un collège REP+, est-ce un cas isolé ? Selon Florent Martinie, secrétaire adjoint du SNES-FSU 93, le rectorat n'a pas reçu une enveloppe budgétaire suffisante du ministère pour mettre en œuvre la réforme. «Alors ils rognent sur les heures qu'on fait en classe, plutôt que sur la prime versée aux profs, en se disant que ça criera moins…» Mais le rectorat de Créteil réfute. «Non, non, les moyens financiers sont bien là et suffisants.» Simplement, pour les établissements déjà dans l'éducation prioritaire, les heures supplémentaires jusqu'ici données sont «réinterrogées, remises à plat pour être mieux appliquées». Et «une partie de ces heures» doit permettre aux enseignants de se retrouver pour réfléchir à des expérimentations.
«Quel intérêt d'avoir du temps pour monter des projets, si derrière on a moins d'heures pour les mettre en œuvre avec les élèves ?» fait mine d'interroger le professeur d'histoire-géo Séverin.
2/ De bonnes expérimentations se retrouvent fragilisées
La promesse «Le nouveau collège crée des temps qui tiennent compte des spécificités des élèves pour permettre la réussite de tous. C'est l'accompagnement personnalisé pour consolider ou approfondir les apprentissages. C'est le travail en petits groupes.» Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'Education, le 11 mars, présentant sa nouvelle réforme du collège.
La réalité «Tellement facile de dire "on réinvente le monde", sans regarder ce qui existe», commente, écœuré, Jérôme Martin, prof de français au collège Henri-Barbusse de Saint-Denis. Son établissement jusqu'ici ZEP devient REP à la rentrée. Depuis quatre ans, il pilote la classe de quatrième dite «aide et soutien» : des demi-groupes en maths, des ateliers d'écriture en français, animés par deux profs qui font classe ensemble pour épauler les élèves les plus en difficultés. Et aussi une heure chaque semaine pour répondre à des besoins repérés. En ce moment, les élèves ont un module «comment apprendre ses leçons».
Le projet pédagogique de cette classe colle pile-poil aux ambitions affichées par la ministre. Elle qui répétait encore mi-mars que «le collège devait certes rester unique mais pas uniforme», qu'il fallait que les profs «innovent plus» car «les élèves s'ennuient trop souvent en classe».
Jérôme Martin ne l’a écoutée que d’une oreille tellement ça le met hors de lui. «Sa» classe «aide et soutien» va fermer à la prochaine rentrée, car les heures dédiées précédemment à ce projet ont sauté. Quand il est arrivé dans ce bahut, il y a quinze ans, l’équipe disposait de treize heures d’enseignement supplémentaires.
Au fil des années, l'enveloppe a diminué… ils tiennent à bout de bras la classe avec sept heures aujourd'hui. «Seuls 20 élèves en bénéficient, alors qu'ouvrir une deuxième classe ne serait pas un luxe», souligne-t-il. «Ça fonctionnait bien. Travailler en demi-groupe porte ses fruits et se voit sur le résultat des élèves et leur orientation. Pourquoi nous prive-t-on de ce qui marche ?» interroge le prof.
Au ministère, on précise que dans les collèges de l’éducation prioritaire, le nombre d’heures affectées à ces initiatives est maintenu. Mais que le choix de mener tel ou tel projet revient aux chefs d’établissement.
3/ Des formations pas toujours adaptées
La promesse «Du temps dédié à la formation, au travail en équipe et au suivi des élèves dans les réseaux les plus difficiles. Au collège, une heure et demie par semaine et au primaire, neuf jours par an.» Mesure 7 de la refondation de l'éducation prioritaire, présentée le 9 avril 2014 par le ministère de l'Education.
La réalité L'école Auguste-Renoir, du quartier des Franc-Moisins de Saint-Denis, fait partie des 102 établissements «préfigurateurs» : pour eux, la réforme s'applique depuis la rentrée. Un an avant tous les autres donc. «Alors, bien sûr, on pourrait se dire que c'est normal de rencontrer des problèmes, on est les premiers, donc on essuie les plâtres, sourit Eric Bernier, le directeur de l'école. Il rit jaune. «Après vingt-cinq ans passés en éducation prioritaire, je peux vous dire que c'est toujours la même histoire. Les étiquettes changent, ça s'arrête là.» La formation des enseignants, par exemple, priorité de la ministre, «c'est une coquille vide». Il raconte : «Bêtement, j'ai demandé pour mes équipes qu'on travaille avec des chercheurs. En France, on a la chance d'en avoir plein, ils connaissent les solutions pour lutter contre l'échec scolaire. Pourquoi ne pas les appliquer ?» Il parle à fond la caisse, tellement il a à redire. «On nous a vite fait comprendre qu'il fallait qu'on s'autoforme, faute de moyens.»
Les formations dans lesquelles ont atterri ses profs ne correspondaient ni à leurs attentes ni à leurs besoins. «Dans mon école, j'ai des profs expérimentés, en poste depuis dix-huit ans. Ils se sont retrouvés dans un cours pour "savoir faire des affichages en classe" !!!» C'est le rectorat qui décide des formations. «On les construit, réseau par réseau, en fonction des besoins», explique l'académie de Créteil. La réforme prévoit neuf jours de formation par professeur de primaire. «Pour les remplacer, ils ont prévu une brigade de profs REP+, très bien, sauf que j'espérais quand même qu'il s'agirait de neuf jours d'affilée. Moins perturbant pour les élèves… Eh non, s'énerve-t-il. Les profs ont des demi-journées de formation par ci par là.» Déstabilisant à souhait. «Certains profs ont abandonné, ils n'y vont même plus.»
4/ Les renforts se font attendre
La promesse Le dispositif «plus de maîtres que de classes», mesure 2 de la refondation de l'éducation prioritaire, sera étendu dans chaque école en éducation prioritaire avec l'affectation d'un poste supplémentaire pour favoriser la mise en place de nouvelles organisations pédagogiques au sein de la classe et le travail collectif des enseignants.
La réalité Il y a d'abord eu ce mail mi-janvier, envoyé aux directeurs des écoles élémentaires de l'académie. «Merci de bien vouloir préciser le projet pédagogique qui sera mené avec le maître supplémentaire.» Catherine Da Silva, directrice de l'école Louis-Blériot à Saint-Denis (qui passe en REP+) et élue au Snuipp-FSU, a tiqué : «Elaborer un projet sans que soit associé le nouveau maître, c'est bizarre… Surtout, quand le reste de l'équipe bouge aussi. On ne va pas construire un projet avec des partants, cela n'a aucun sens !»
Un autre mail quelques semaines plus tard, toujours du rectorat : «Je rappelle à votre équipe que la demande sera étudiée en fonction des ordres de priorité et de la pertinence du projet.» Faut-il en déduire que les écoles de l'éducation prioritaire n'auront pas toutes leur maître supplémentaire à la rentrée, comme l'a pourtant promis la ministre ? Le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem indique que le dispositif «a vocation à être développé prioritairement en REP+, puis progressivement dans toute l'éducation prioritaire d'ici la fin du quinquennat». Et précise au passage que «les écoles maternelles ne sont pas exclues, mais pas prioritaires». Catherine Da Silva s'énerve : «A quoi ça sert de faire des promesses qu'ils ne peuvent pas tenir ?» Surtout quand on sait le manque criant de professeurs devant des classes en septembre, pointe-t-elle, amère.
Son confrère Eric Bernier, de l'école Auguste-Renoir, également à Saint-Denis, raconte cette rentrée «complètement surréaliste» avec deux classes sans professeur. Dans la précipitation, le rectorat a recruté des contractuels, sans formation ni envie d'être là. «Des gens qui ne connaissaient même pas les règles de sécurité élémentaires, et encore moins le programme. L'un d'eux est arrivé devant des CM2 croyant qu'il ne devait enseigner qu'une seule matière ! Vous imaginez les dégâts ? Ces classes sont bousillées.» La ministre de l'Education dit connaître cette réalité, «j'ai annoncé des mesures fortes pour résoudre les problèmes propres à la Seine-Saint-Denis. Ce sujet en fait partie. Désormais, tous les contractuels sont formés», dit-elle.
(1) Le nom de famille a été enlevé après publication de l'article à la demande de l'intéressé.