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Libération
Récit

Saïd Bourarach, frappé, noyé, instrumentalisé

Le procès des quatre juifs condamnés de neuf à quatre ans de prison, jeudi, après la mort d’un Marocain à Bobigny en 2010, a fait l’objet de récupérations, sur fond d’un «deux poids deux mesures» entre juifs et Arabes alimenté par Dieudonné.
A Bobigny, le 17 mars, derrière le magasin où travaillait Saïd Bourarach. (Photo Marc Chaumeil)
publié le 26 mars 2015 à 19h56

Il y avait deux façons de raconter la mort de Saïd Bourarach. L’histoire de quatre juifs qui ont lynché un Arabe. Ou l’histoire de quatre jeunes, délinquants à la petite semaine, dont la violence a conduit un homme acculé à se jeter dans un canal. La première version pointait insidieusement un crime raciste. La seconde réduisait l’histoire à celle d’un sordide fait divers. Saïd Bourarach était un vigile marocain de 35 ans. Son corps a été retrouvé noyé dans le canal de l’Ourcq le 31 mars 2010. Il portait de nombreuses et profondes traces de coups.

La veille au soir, parce que le magasin de bricolage qu'il gardait fermait, il avait refusé l'entrée à un client. Le client s'est énervé et a appelé frères et copains en renfort, prétendant que le vigile lui avait refusé l'entrée «parce qu'[il était] juif». Il y a eu bagarre. Le vigile, malgré son chien, malgré sa bombe de gaz lacrymogène, a été frappé, poursuivi. Acculé, il a fini par sauter dans le canal de l'Ourcq, en contrebas du magasin. Ses agresseurs l'ont laissé là et sont rentrés chez eux. Saïd Bourarach n'est jamais ressorti de l'eau.

Mélange. Le dossier d'instruction et le long procès qui vient de s'achever devant la cour d'assises de Bobigny n'ont pas permis de raconter autre chose que la seconde version, celle d'une banale altercation, qui dérape en un déchaînement de violences et d'inconséquences conduisant un homme à la mort. La proximité des frères Lampel, principaux accusés, avec la Ligue de défense juive (LDJ), milice violente et raciste, n'a pas pu être étayée. L'hypothèse d'insultes antisémites à l'origine de l'altercation a été intégralement démontée. Jeudi, les quatre accusés ont été condamnés à des peines de quatre à neuf années de prison pour des faits de «violences volontaires en réunion ayant entraîné la mort sans intention de la donner avec usage ou menace d'armes».

Jeudi soir, seuls deux d’entre eux ont été incarcérés après le rendu du verdict. Les quatre accusés, après avoir effectué quelques mois de détention provisoire juste après les faits, comparaissaient en effet libres à leur procès. L’un deux, Lucien Dadoun, n’est jamais venu. Mais surtout, le principal accusé, Dan Lampel, ne s’est pas présenté le jour du verdict - un mandat d’arrêt a été lancé contre lui. Relançant dans les rangs des parties civiles une colère que sept journées d’audience avaient fini par apaiser. Au moment du verdict, la salle était bondée. Ambiance lourde où s’entrechoquaient les hurlements des accusés et de leurs proches et applaudissements de la salle.

La première version de l’histoire, celle du crime raciste, aura hanté toute cette audience. S’invitant d’abord sur les bancs de salle de la cour d’assises, portée par le, ou plutôt les comités demandant «justice pour Saïd». Ensemble de soutiens disparates, où l’on retrouve des militants sociaux des quartiers populaires, des militants propalestiniens mais aussi quelques queues de comètes de la galaxie dieudonniste. Le négationniste Pierre Panet, l’ancien magistrat révoqué Jacques Bidalou sont très symboliquement assis à la place des parties civiles, sur ce banc normalement réservé à la famille de la victime. Dieudonné lui-même viendra s’y asseoir une heure au troisième jour du procès. Une partie du public porte sur lui le mélange des causes qui vient gangrener ce procès : keffieh propalestiniens sur tee-shirt «justice pour Saïd».

Abdelkader Bourarach, seul frère du vigile marocain à vivre en France, et sa fille Floriane sont relégués à l’avant-dernier rang de la salle. Droits et silencieux. «Ils déplorent la récupération qui a été faite de la mort de leur frère et oncle. De ce procès, ils n’attendent que la vérité et la justice», explique leur avocate Dominique Cochain. Nathalie Potignon, la veuve de Saïd Bourarach, et mère de son fils, Yacine, 2 ans et demi au moment des faits, vient par intermittence aux audiences. Femme fragile à la santé défaillante (depuis les faits, elle a fait un AVC et a quasiment perdu la vue), elle a pour avocat le très particulier François Dangléhant, ancien conseil de Dieudonné, sous le coup d’une procédure de radiation du barreau. Durant sa laborieuse plaidoirie, il ne pourra s’empêcher de désigner les accusés sous les termes de «terroristes» et de «barbares». Car, ces cinq dernières années, Saïd Bourarach est devenu un symbole. Double victime, celle d’un racisme supposé de ses agresseurs et d’un «deux poids, deux mesures» judiciaire et médiatique entre juifs et Arabes.

La mort violente de Saïd Bourarach avait à l'époque suscité une forte émotion, relayée par les représentants de communauté musulmane de Seine-Saint-Denis et de nombreux militants des quartiers populaires. Mais très vite, cette émotion a été captée par des groupes propalestiniens, dont certains extrémistes comme le collectif Cheikh Yassine que l'on a vu récupérer une marche en mémoire de Saïd Bourarach. Mais surtout par Dieudonné et Alain Soral qui s'en emparent en la montant en une sorte de contre-affaire Ilan Halimi, où l'on refuserait la qualification raciste parce que les auteurs sont juifs. Ils exhibent sur Internet la veuve du vigile dans une pénible vidéo où les deux hommes lui tendent des chèques de soutien. «J'étais perdue, seule, j'ai fait confiance à des extrémistes», reconnaîtra-t-elle un temps. Dieudonné fait aussi autour de l'affaire Bourarach un sketch qui commence par «libérez Fofana». Depuis cinq ans, l'hypothèse du crime raciste et du «deux poids deux mesures» ruisselle sur Internet. Mais infuse bien au-delà.

Purger la plaie. A l'ouverture du procès, chaque partie, à sa manière, s'était préparée à affronter la bête. Xavière Siméoni, méthodique présidente de la cour d'assises, a pris la thèse de face. Interrogeant un par et un et longuement les trois accusés présents sur leur rapport à la religion, sur leurs éventuels engagements associatif ou politique. Dans le dossier d'instruction, une succincte fiche «administrative» (comprendre une fiche des renseignements généraux) de 2006 présente un des frères Lampel, qui n'a pas participé à l'affaire, comme membre de la LDJ. Et signale sa présence dans un quartier où doit se tenir une manifestation violente avec deux de ses frères sans que ceux-ci ne soient identifiés. A la barre, Dan Lampel, 24 ans, et Michael Lampel, 30 ans, ne voient pas de quoi il retourne.

L'avocate des Bourarach, MDominique Cochain, par ailleurs avocate de nombreux dossiers contre la LDJ, n'est pas convaincue mais elle laisse filer. Pour elle, «le mobile du crime n'est pas raciste». Paul Le Fevre, l'avocat de Dan Lampel, sort un article du Parisien de 2008 où, après des affrontements intercommunautaires aux Buttes Chaumont, son client, alors adolescent, témoigne avec un ami musulman de son attachement aux amitiés entre juifs et musulmans. Mais la présidente veut purger la plaie, encore et encore. Les trois accusés, les deux frères Lampel et leur ami Dan Sellam répètent tous la même chose : qu'ils sont juifs, pas vraiment pratiquants, élevés «dans les valeurs de la République» et qu'ils ont d'ailleurs «un cercle d'amis de toutes confessions». Leurs petites copines viennent dire la même chose. Tous emploient les mêmes mots, les mêmes formules. Les accusés, comme encombrés par le simple fait d'être juifs, préfèrent raconter qu'ils ont été à l'école publique plutôt qu'à l'école privée confessionnelle. Ils évitent de prononcer le mot «Israel» et disent «à l'étranger». Ils font témoigner une «amie musulmane» de leur mère pour attester de l'ouverture de leur famille. Plusieurs fois, durant le procès, ils s'énerveront face à cette suspicion de racisme, «juste parce qu'on est juifs».

«Voyous». Le premier à avoir allumé la mèche, c'est pourtant bien Dan Lampel, celui par qui tout a commencé. La bagarre devant le magasin de bricolage discount de Bobigny. Et l'idée qu'elle avait été déclenchée par une insulte raciste, ou plus précisément antisémite. Ce soir-là, après s'être vu refuser l'entrée du magasin, Dan appelle chez lui. L'ami qui prend le coup de téléphone explique à Michael, le frère de Dan, qu'il vient de se faire agresser «par plein d'antisémites».

A l’audience, Dan explique que Saïd Bourarach aurait vu son étoile de David au cou et lui aurait dit «j’ai pas deux minutes pour ta race». Sa version va peu à peu évoluer au cours du procès. Il finira par reconnaître que, peut-être, le vigile n’a pas proféré d’insulte antisémite, que c’est lui qui a interprété ces mots ainsi. Floriane, la nièce de Saïd Bourarach, viendra à la barre expliquer autre chose. Que son oncle n’a jamais pu dire cela. Parce que, simplement, il ne savait pas suffisamment parler français pour pouvoir prononcer ces mots. Peu de temps après la mort de Saïd Bourarach, SOS Racisme s’était interrogé «sur la possibilité d’une manipulation de la thématique du racisme pour couvrir des actes de voyous». Dans un communiqué de condoléances à la famille Bourarach, le grand rabbin Gilles Bernheim avait également mis en garde contre «l’instrumentalisation» et le «dévoiement» du combat contre le racisme et l’antisémitisme.

Durant le procès, les accusés, par leur comportement, minimisant leur geste, tentant de se défausser les uns sur les autres, affichant des trous de mémoires sélectifs, auront largement contribué à rendre à cette affaire sa dimension à la fois banale et tragique de fait divers. «Ce dossier n'est ni celui du racisme, ni celui de l'antisémitisme. C'est un dossier sur lequel on a plaqué des fantasmes, instrumentalisés par des idéologues», a résumé mercredi dans son réquisitoire l'avocate générale. Même si elle reconnaît qu'il y avait au départ «un doute», l'enquête et les débats, explique-t-elle, l'ont dissipé. A la fin de ces sept journées d'audience devant la cour d'assises de Bobigny, et d'un réquisitoire au lance-flammes contre les accusés, une partie des non-dits, des incompréhensions, des frustrations qui avait porté cette histoire semblaient s'être atténués. La fuite du principal auteur a relancé la machine.