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Libération
Reportage

Verdun: au deuxième étage, le calvaire invisible de Cassandra

La jeune femme a été séquestrée, battue et violée pendant plus d’un mois par six personnes, sans éveiller les soupçons des voisins.
A Verdun, le 23 mars 2015. (Photo JULIEN MIGNOT)
par Sandrine Issartel, (Envoyée spéciale à Verdun)
publié le 27 mars 2015 à 19h56

«Je n'ai rien à vous dire, mais montez !» Nadine, 54 ans, vit avec son fils de 14 ans et son chien. Dans cet immeuble de la rue des Gros-Degrès, un bâtiment vétuste et gris du centre-ville de Verdun qui sent l'humidité, elle habite un petit appartement au premier étage. «Vous n'êtes pas les premiers à venir me poser des questions», s'amuse-t-elle, téléphone portable en main. «C'est qu'ici, nous menons notre petite enquête !» Nous ? Les gens du quartier, les jeunes de la ville (19 000 habitants) et toutes ces personnes ébranlées par la nouvelle qui est tombée le week-end dernier dans la presse locale. Cassandra, une femme de 20 ans a été séquestrée, violée et torturée pendant plus d'un mois, de début février à la mi-mars, dans un appartement situé juste au-dessus de celui de Nadine.

Depuis dimanche, six personnes suspectées d’être impliquées dans le calvaire de la jeune femme ont été interpellées, placées en garde à vue, mises en examen et incarcérées. Parmi les suspects, les voisines de Nadine qui logent au deuxième étage. Un couple de deux jeunes femmes, Caroline et Laëtitia, dont le maire a célébré l’union en octobre 2014, le premier mariage pour tous de la ville.

Crête. La quinquagénaire évoque tout d'abord des rapports de bon voisinage. Avant de dresser d'elles un portrait aux relents homophobes. «Laëtitia est rasée avec une crête, un gros mec. Caroline est plus chétive, un peu garçon manqué», dit-elle. Nadine est formelle : «C'est Laëtitia qui mène la barque.» L'une serait âgée de 23 ans, l'autre de 27 ans. Chacune en recherche d'emploi. Dans le quartier et même au-delà, le couple, décrit comme fusionnel, n'a pas bonne presse. Gilles, qui tient le tabac Foch, au coin de la rue, détaille une allure marginale et des manières peu avenantes. «Elles étaient vilaines», osera sa femme.

Croquettes. «Depuis quelque temps, c'était un bordel infini. A cause de leur musique, les murs tremblaient. Une ribambelle de jeunes allaient et venaient en permanence», renchérit Nadine. Le 10 mars, aux alentours de 23 heures, elle monte se plaindre. Le ton s'envenime, les insultes pleuvent, mais cela ne la dissuade pas d'appeler les autorités qui, selon ses dires, ne se déplaceront pas. «S'ils étaient venus, le calvaire de la petite aurait peut-être duré moins longtemps», s'indigne-t-elle. Nadine dit n'avoir jamais vu Cassandra, mais a lu, comme bon nombre de Verdunois, qu'elle avait été enfermée dans l'appartement du 2e, violée, frappée, contrainte de dormir à même le sol et de se nourrir de croquettes pour chats, privée de douche.

«En arrêt longue maladie», Nadine passe l'essentiel de ses journées à la maison. Elle sait précisément tout ce qui se déroule dans son bâtiment. Il y a deux mois et demi, elle a vu «un jeune, pas très costaud, les cheveux en brosse, un peu roux, avec du gel» venir s'installer dans l'appartement de Laëtitia et de Caroline. «Le Manu», 27 ans, cheveux mi-longs, petite moustache, mal rasé, passe souvent les voir. Nadine l'a connu «en culottes courtes», alors qu'il jouait avec ses enfants lorsqu'ils habitaient Sommedieue, un village de 950 habitants, à une quinzaine de kilomètres de Verdun. De Cassandra, elle sait juste qu'«elle travaillait dans un kebab» au bout d'une grosse avenue de Verdun.

Le déversoir de la Meuse, où la victime a été obligée de sauter habillée. (Photo Julien Mignot)

Cassandra habite dans un foyer de jeunes travailleurs, situé rue du Général-Lemaire, dans un quartier un peu excentré de la ville. Elle occupe une chambre au 1er étage. La jeune femme a passé son enfance dans un village à Rarécourt, puis son adolescence à Bar-le-Duc. Elle est décrite comme une personne fragile. «C'est une jeune fille vulnérable d'un point de vue psychologique et social», explique Thomas Pison, le procureur de la République de Nancy. Elle est suivie par un éducateur et, depuis quelques mois, elle effectue donc un apprentissage dans un établissement de restauration rapide, non loin du foyer.

Se trouvant seule à Verdun, «manifestement dans un état de carence affective», selon le procureur, la jeune fille a suivi, un soir de début février, un ancien camarade classe qui l'a conduite chez les filles de la rue des Gros-Degrès. Elle y passe beaucoup de temps, y trouvant sans doute «une sorte de chaleur et de l'accueil», des «relations d'amitié». «Elle tombe en réalité sous la coupe et l'influence» de ses hôtes, explique Thomas Pison.

De tous, elle est la seule à avoir un emploi et à gagner, même chichement, sa vie. Pourtant, le 5 mars, selon la patronne, elle ne se rend pas à son travail. Elle ne se manifestera que le 12 mars, «pour venir chercher sa paye». «Elle avait les cheveux rasés», raconte son employeur. «Nous lui avons demandé ce qu'il se passait, elle n'a pas répondu. Nous avons immédiatement prévenu son éducatrice.»

Eau glacée. La suite des événements se déroule dans le quartier Anthouard-Pré l'Evêque, dans un secteur populaire de Verdun, en bordure de Meuse. Lorsqu'il fait beau, les riverains se précipitent vers la rivière, une canne à pêche à la main. C'est dans la tour 18, au 2e étage, qu'habite «Le Manu», l'ami de Laëtitia et de Caroline. Il vit dans cet appartement avec sa compagne d'une vingtaine d'années. Le 14 mars, dans l'après-midi, «il est venu nous voir pour nous prévenir qu'il faisait une fête chez lui le soir même», raconte Nicolas, son voisin de palier.

De la fenêtre de ce dernier, on aperçoit le déversoir, l'endroit où la Meuse fait une cascade. C'est ici, le jour même, probablement à la nuit tombée, que Cassandra a été contrainte de s'immerger dans l'eau glacée tout habillée. De retour dans l'immeuble, la jeune femme et ses tortionnaires n'empruntent pas les ascenseurs mais l'escalier. Nue, afin de ne pas mouiller le sol, elle devra en gravir les marches. Les murs ont beau être fins comme du papier à musique, personne n'a «rien entendu». Pas même Laurette, au 3e étage, qui pourtant affirme : «Moi, quand il y a quelque chose, je l'entends.»

Le bain forcé dans la Meuse ne semble pas avoir été l'unique supplice infligé à la jeune fille. Cassandra a le visage tuméfié quand elle se présente, le 17 mars, auprès de sa référente afin de récupérer une carte bleue. La travailleuse sociale la fait immédiatement conduire aux urgences du centre hospitalier de Verdun. Une plainte est déposée. Les violences et humiliations quotidiennes qu'elle a subies, et qui sont allées crescendo de début février jusqu'à la mi-mars, lui valent 60 jours d'ITT (interruption totale de travail). Laëtitia et Caroline, «Le Manu» et sa compagne, ainsi que deux autres garçons, tous âgés de 19 à 27 ans, ont été incarcérés dimanche dernier après leur mise en examen pour «viol, actes de torture et de barbarie, et extorsion de fonds».

Selon une source proche du dossier, ils ont reconnu une partie des faits, sans forcément prendre la mesure de leur gravité. Tous ne seraient pas impliqués au même degré dans les viols et violences commis à l’encontre de Cassandra.

A Verdun, chacun s'est emparé du martyre de la jeune fille. Tristement et soudainement surexposée, elle est devenue «la petite», dont on évoque les humiliations les plus intimes à tous les coins de rue et pour laquelle on réclame justice. Pourtant, pendant le mois et demi qu'a duré son cauchemar, «personne n'a rien vu», «personne n'a rien entendu», même les plus proches voisins.