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Libération
Reportage

Le pâtissier aux gâteaux douteux l’a dans le baba

Ses produits au chocolat s’inspiraient de stéréotypes coloniaux. La justice a statué : ils sont interdits de vitrine.
Yannick Tavolaro avec ses gâteaux condamnés par la justice. (Photo AFP.)
par Mathilde Frénois, Envoyée spéciale à Grasse
publié le 29 mars 2015 à 18h36

Des petits gâteaux sablés surmontés de ganache et enrobés de chocolat. Jusque-là rien de plus classique dans la vitrine d'une boulangerie. Sauf que ces pâtisseries représentent un homme et une femme nus, dodus, munis l'un d'un sexe proéminent, l'autre de seins jaillissants, le tout en chocolat noir. Entre les éclairs et les mille-feuilles, ces pâtisseries détonnent dans une boulangerie de Grasse (Alpes-Maritimes). Dans l'arrière-boutique de «la Belle époque» travaille Yannick Tavolaro, 48 ans. C'est lui qui a décidé de façonner ces gâteaux qu'il baptise «dieux» et «déesses». «Certains les appelaient "nègres" et "négresses", mais j'ai changé le nom car c'est plus harmonieux», explique-t-il. «Ce sont de vieilles pâtisseries. Je ne les ai pas inventées. Je les fais aujourd'hui, même si elles ne sont plus à la mode.» Ses «dieux» et «déesses» sont présentés en vitrine uniquement le week-end. Une cinquantaine les samedis et dimanches, que le boulanger vend 2, 20 euros l'unité. Ces figurines s'inspirent de stéréotypes coloniaux : «Elles ont de grosses bouches, de gros yeux, des sexes protubérants», s'indigne Louis-Georges Tin, le président du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran). Ces pâtisseries «c'est Tintin au Congo, l'obscénité en plus», se scandalise-t-il.

Saisie. Alerté par une passante en début d'année, le Cran somme le boulanger de retirer de la vente ses gâteaux. Refus de Yannick Tavolaro qui porte plainte pour diffamation. Le Cran s'adresse alors au maire de Grasse pour qu'il exerce son pouvoir de police afin d'en interdire l'exposition. Une demande qui reste sans réponse selon Me Alain Tamegnon Hazoumé, avocat de l'association, qui saisit alors le tribunal administratif de Nice pour atteinte aux libertés fondamentales, au droit de la dignité de la personne humaine. «Nous n'avons pas mis en avant le côté racial», précise l'avocat.

Vendredi, le tribunal a rendu sa décision qui «enjoint au maire de Grasse d'interdire […] l'exposition au public dans la boulangerie […] des deux figurines en chocolat». Dans la foulée, l'édile de la commune a pris un arrêté municipal ordonnant leur retrait de la vitrine.

Pour sa défense, le boulanger évoque l'humour : «Ce sont des gâteaux festifs et humoristiques. Le chocolat est noir, voilà. Il n'était pas possible de les faire en chocolat blanc», se justifie-t-il. «Je souhaite qu'il n'y ait pas d'amalgame entre Blancs et Noirs. Je peux concevoir que quelqu'un puisse être blessé par ces pâtisseries», admet-il.

En ce qui concerne l'atteinte aux libertés, le Cran évoque le caractère obscène et pornographique des gâteaux, notamment leur exposition à la vue des mineurs. «Pour ne pas perturber la vue des enfants, il faudrait vider les musées d'art, interdire les publicités, déboulonner les statues… jusqu'au Manneken-Pis !» extrapole Yannick Tavolaro avant de poursuivre : «On n'a jamais eu de réflexions des clients. Nous sommes surpris. Il n'y a rien de raciste ni de sexuel. Ce n'est que de l'humour.» Un argument auquel le président du Cran n'est pas réceptif. «Cela fait partie de l'humour raciste. Les Africains sont présentés comme des personnes niaises et stupides. Il n'y a pas de liberté d'expression sans limites. Il n'y a pas de petit racisme.»

Dimanche matin, plus de cinquante personnes se sont rassemblées à Grasse en soutien à Yannick Tavolaro, accompagné de sa femme et de ses deux fils. Un cercle familial et amical qui prend parti pour le boulanger : «J'achète régulièrement ces gâteaux. Je trouve que c'est une régression pour notre liberté d'expression que de les interdire», témoigne Muguette, l'une des manifestantes.

«Pubs Banania». Patricia, elle, reproche au Cran de s'attaquer à des futilités : «Je ne comprends pas qu'on s'arrête là-dessus. Ce ne sont que des pâtisseries, c'est démesuré.» En marge du rassemblement, Janine et Michel, deux militants antiracistes, huent les manifestants. «J'ai l'impression d'un retour aux pubs Banania des années 50», dit Janine. «C'est minable ! réagit Michel. C'est clairement du racisme dans le sens où ces figurines sont des Noirs avec de gros sexes. C'est une image dégradante.»

Suite à la décision du tribunal, Yannick Tavolaro a changé l'aspect de ses pâtisseries. En vitrine, il expose désormais des «dieux» et «déesses» «impersonnalisés» et asexués, accompagnés de l'écriteau «Castrés par la censure». Les clients «amateurs» de la version initiale sont désormais contraints de la commander. «J'ai le droit de les fabriquer et de les vendre, mais pas de les exposer en vitrine», explique le boulanger. «Avec cette décision de justice, on nous oblige presque à vendre ces gâteaux sous le manteau, comme lorsque j'étais gamin et qu'on s'échangeait en cachette les magazines Playboy», ose-t-il.