La forte mobilisation contre la loi santé de Marisol Touraine, dont l’examen commence mardi à l’Assemblée nationale, le malaise des professionnels de santé, et la somme de craintes contradictoires donnent le sentiment que nous sommes arrivés à la fin d’un cycle. Les motifs évoqués évitent le cœur du sujet. Depuis plus d’un demi siècle, nous vivons une organisation des soins fondée sur deux arrangements institutionnels implicites, du non- dit aujourd’hui en crise.
Premier arrangement, c’est l’hôpital qui assure la mission de service public en France, lieu par excellence du droit à la santé. A aucun moment, dans nos textes législatifs, n’est évoquée la participation de la médecine de ville à ce service public, créant ainsi une asymétrie implicite dédouanant les médecins de ville de leur responsabilité d’accès aux soins, ou, plus précisément, les laissant arbitrer, individuellement, forts de leur éthique professionnelle.
Second arrangement implicite, aucune loi ni schéma n’a jamais organisé l’offre en ville livrée à elle-même, supposée autorégulée, malgré l’affirmation répétée du rôle pivot du généraliste. Il faut reconnaître à Roselyne Bachelot d’avoir tenté une avancée, en 2009, en transformant les agences régionales d’hospitalisation (ARH), en agences régionales de santé (ARS) englobant la ville pour mettre en cohérence l’ensemble des acteurs. ARS qui font peur aux médecins libéraux craignant toujours une médecine dirigée, une fonctionnarisation.
Pourquoi a-t-on laissé la ville s’autogérer ? Sauf exception (centres de prévention ou des centres de santé), elle est le fait de professionnels libéraux représentés par des syndicats puissants ayant à cœur de défendre leur statut d’indépendants. En réaction à la création d’une assurance maladie en France, les syndicats médicaux ont rédigé, en 1927, leur charte de la médecine libérale posant 4 principes : libre choix du médecin par le malade, liberté d’installation, liberté de prescription, liberté tarifaire et paiement direct à l’acte. Pourtant, leur activité est financée, entre 60% et 70%, par la Sécurité sociale. Leur clientèle est solvabilisée grâce au financement socialisé des dépenses, donc par la solidarité, aucune autre profession libérale n’est dans une situation comparable. Les professionnels ont installé l’idée qu’ils pouvaient gérer l’accès aux soins. Ils affirment encore faciliter l’accès financier aux soins de ville en pratiquant des tarifs différentiels selon la catégorie sociale (estimée au jugé) de leurs patients, appliquant, avec discernement, les dépassements d’honoraires, n’encaissant les chèques des patients qu’après remboursement de l’assurance maladie. Or, le développement des déserts médicaux avérés, comme les renonciations aux soins estimés à un individu sur 4, ont mis en évidence l’inefficacité de cette autorégulation par les seuls professionnels. L’organisation d’un véritable service public de santé est une urgence, dans un pays où la crise est paradoxale, puisque la France ne manque ni de médecins (337 pour 100 000 habitants) ni de moyens consacrés à la santé (12% de notre PIB). Nous vivons sur un modèle daté.
Côté malades et maladies, si la médecine de ville française a permis, au siècle dernier, de répondre aux pathologies de l’époque, ce sont les maladies chroniques qui se sont développées, les affections de longue durée (ALD), nécessitant une prise en charge différente, de nombreux allers-retours, une surveillance régulière, une coopération ville-hôpital, sans compter le besoin croissant de prévention. Le mode d’exercice isolé, y compris en cabinet de groupe, n’est plus adapté pas plus que le paiement à l’acte, d’où la surcharge de travail que dénoncent les libéraux. Imaginerait-on un avocat sans assistant qui, en outre, facturerait chaque rendez-vous à ses clients ? C’est pourtant ce que tentent de maintenir les médecins libéraux parfois au prix de très lourdes journées, et d’épuisement professionnel. Pourquoi s’étonner, dès lors, que les étudiants en médecine aient peur de devenir généraliste libéral ? Les syndicats médicaux dénoncent le poids croissant du travail administratif lié à la Sécu, mais on peut leur répondre que c’est leur organisation professionnelle qui est en cause. Ils ont raison sur un point : l’éparpillement des mutuelles handicape le bon fonctionnement du tiers payant, il faut, là aussi, rationaliser. Le travail médical lui-même a changé, bousculant le modèle français fondé sur le monopole du savoir, et des décisions par le médecin lui-même. La coopération et le partage des tâches doivent être développés. Des médecins, aidés de collectivités locales inquiètes de la désertification, ont créé un nombre croissant de MSP, les maisons de santé pluridisciplinaires, qui mettent en place les soins primaires de l’OMS ou soins de premier recours. Elles constituent des réponses souples adaptées aux situations locales, mais la question est d’obtenir le maillage complet du territoire avec des institutions de ce type.
Présenté comme la mesure phare pour lutter contre les renonciations aux soins, le tiers payant généralisé fâche les médecins pour des motifs qui sonnent faux puisque leurs collègues pharmaciens s'en sortent. En réalité, c'est le paiement à l'acte qu'il faudrait remettre en cause, seuls 4 pays en Europe le pratiquent encore, et la construction d'un service public territorial de santé, objectif affiché de Marisol Touraine, qui tarde. «Faciliter la structuration territoriale de l'offre de santé» comme écrit dans la loi Touraine est le sujet. Les médecins craignent le pouvoir des ARS mais en démontrant jusqu'ici leur incapacité collective à empêcher les problèmes d'accès aux soins. Ils ont tendu eux-mêmes la perche aux autorités. Les patients attendent.