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grand angle

Portzamparc, le cycle des lumières

Après plus de quarante ans de carrière, l’architecte achève, après la «One 57», la tour «400 Park Avenue» à New York. Rencontre avec l’auteur d’une œuvre atypique, qui fait la part belle aux formes obliques et non alignées.
Christian de Portzamparc à Paris le 23 janvier 2015. (Photo Rémy Artiges)
publié le 29 mars 2015 à 17h36

«Je me suis fait rétamer», sourit-il en entrant dans son bureau mansardé. La dernière fois qu'on avait aperçu Christian de Portzamparc, c'était un soir de novembre à la télévision. Après le rejet par la droite et les écologistes parisiens du projet de tour Triangle Porte de Versailles, l'architecte, qui cultive une certaine discrétion, était venu dire que ce bâtiment signé Herzog et de Meuron ne serait «pas gênant. Au long du périphérique, on est assez loin de notre belle ville horizontale pour pouvoir mettre des choses qui montent un peu, créent des repères au loin, il ne faut pas les interdire. Mais il faut aussi améliorer leur bilan énergétique». Difficile de se faire entendre en quelques minutes dans ce «grand débat idéologique» sur les tours. Face à un historien sorbonnard brandissant le spectre de l'inanité écologique et esthétique des tours, Christian de Portzamparc avait bredouillé. On s'était dit qu'on ne pouvait pas en rester là. Et qu'il était bien placé pour parler des impasses et des vertiges de l'architecture verticale, lui qui vient de livrer la «One 57», une tour de 75 étages plantée comme un crayon au bord de Central Park, et en achève une autre au «400 Park Avenue» à New York.

La dernière fois qu'on l'avait rencontré, c'était en 1996, ici même, à son agence biscornue de la rue de l'Aude, dans le XIVe arrondissement de Paris. Il défendait alors des «îlots ouverts» pour retrouver la vie des faubourgs dans le quartier en friche de la Très Grande Bibliothèque, et venait de se voir décerner le prestigieux «Pritzker», sorte de Nobel de l'architecture. Lors d'une visite de la Cité des sciences, au parc de la Villette, le jury était tombé sur les fondations en béton de sa future Cité de la musique. «"Ils ont vu votre chantier et ont demandé l'orthographe de votre nom", m'avait dit la responsable. Et puis ils sont revenus en 1993 ou 94 et j'ai eu le prix. Cela m'a donné l'occasion d'être appelé pour d'autres concours. A Chicago, Dallas, Kansas City, Miami, Los Angeles. Et à New York, des choses se sont faites.»

Forêt de maquettes

C’était il y a bientôt vingt ans, et les années ont passé comme des jours. Ni lui ni le lieu n’ont varié. Posée sur la table à tréteaux près de la fenêtre, la forêt de ses maquettes s’est juste épaissie. Beaucoup ont vu le jour, d’autres pas. Vu la façon dont il les prend en main pour les montrer, chacune revêt la même importance à ses yeux.

«Les créations de projet, cela demande au départ quinze jours, un mois. Après, il y a des étapes qui peuvent durer, si c'est compliqué. Donc, il y a des allers-retours. Jusqu'en 2010, je faisais souvent le voyage triangulaire Paris-New York-Rio, où je construisais la Cité des arts. Puis, en 2009, je gagne le concours pour le grand théâtre de Casablanca [nommé CasArt, ndlr]. Donc j'y vais régulièrement. Il y a aussi des voyages en Chine, où je passe plusieurs concours. Et il y a quand même des projets en Europe qui se font, comme l'hôtel de région Rhône-Alpes, le musée Hergé», récapitule-t-il. Une vie dans les avions, s'il n'envoyait parfois son équipe - ils sont 80 à l'agence - à sa place. «Basiquement, je suis ici sur mes dessins et mes maquettes.» Qu'il a repris dans un livre-somme qui sortira à l'automne aux éditions Somogy et retracera son travail. Un ouvrage dont il tourne les pages des premières épreuves en discutant.

Si le temps a imperceptiblement ralenti sa démarche, Christian de Portzamparc conserve, à 70 ans, un regard d'enfant et cette politesse attentive, une sorte de distance impérieuse et bienveillante qui laisse de l'espace à ses interlocuteurs. Lui, l'artiste humaniste, incarne avec le truculent Jean Nouvel la figure du «grand architecte» en France et à l'étranger. Quand on lui demande si construire si haut à Manhattan représente une forme de consécration, il esquive. «Les architectes et leur ego surdimensionné ? Moi je n'ai pas de fierté spéciale à avoir fait une tour. C'est quelque fois intéressant, esthétiquement on a un petit jeu sculptural, avec des matériaux… c'est vrai.» Et puis New York est une «ville mythique», le plan en grille de ses rues «fait que le ciel est comme une grande traînée de lumière qui va jusqu'à l'horizon d'est en ouest. On voit au loin et c'est cette dilatation qui permet les tours. Dans le sud de Manhattan, où il n'y a pas cette trame, vous avez des tours mais on se sent assez vite claustro, serré».

Ses aventures américaines, il les raconte comme une succession de rencontres. Il y a Michael Parley, le consultant en urbanisme embauché à la fin des années 90 lors de la réalisation de la tour LVMH sur la 57e rue, dont la façade en retrait monte en oblique de façon inédite. «Comment tu as pu faire ça ?» lui demandent ses amis architectes new-yorkais. «Pour eux, la règle à Manhattan, c'était de blinder chaque étage. En fait, c'est une exigence des promoteurs. Si cela avait été un Américain, il m'aurait dit : "Vous êtes fou, nous, quand on a fait tous les mètres carrés autorisés, on s'arrête".» Sauf que le maître d'ouvrage est le groupe de luxe français, qui ne regarde pas à la dépense. «En faisant moins de mètres carrés [dans les étages supérieurs, ndlr] j'ai eu le droit de monter plus haut. Cela permet d'avoir une qualité de lumière et de vue supérieure.» Ce «petit fait-là» comme il dit, n'échappe pas à Amanda Burden, directrice de l'urbanisme à New York, autre personnage clé de ses années américaines. «C'est en voyant la tour LVMH qu'elle a dit : "Si des architectes et des promoteurs viennent avec des projets ayant un intérêt pour la vie de la rue, un intérêt de programme aussi - sous-entendu logements sociaux - et pour la skyline [ligne d'horizon], l'esthétique, alors je voudrais leur ouvrir des droits aériens supplémentaires".»

Berges de l’Hudson River

Entre l’architecte français et cette urbaniste issue de la haute société de la côte Est, le courant passe. A l’actif de Burden, la réappropriation des berges de l’Hudson River, notamment coté Brooklyn, à grands coups d’espaces publics et de parcs, la promenade verte de la «High Line» dans le sud-ouest de Manhattan, et surtout une refonte globale des plans d’urbanisme. Le deal : plus de droits aériens, c’est plus de mètres carrés, donc plus de profits, à condition que les promoteurs se concertent avec les habitants et fassent preuve d’excellence architecturale et environnementale.

Le nom du frenchie qui a la cote chez Burden au city planning circule dans le cercle restreint de ceux qui font du affordable, du social. C'est le cas d'Albert Kalinian. Portzamparc mime la scène où ce dernier le présente au patriarche de cette famille juive arménienne venue de Téhéran après guerre. «This is not an architect for us my son. We are brick builders. He is not doing with bricks, we will never go with this architect !» tonne le vieux Kalinian. «Je me suis dit : "C'est foutu. Ils font des trucs de base, des logements assez économes."» Le fils le rappelle pourtant et lui dit banco. «En 2002, après le 11 Septembre, je me disais, en tant que Français et même Européen : monter plus haut, cela ne marchera jamais !»

Pour le projet de «400 Park Avenue», qui comprend un quota de logements sociaux, Kalinian et Portzamparc doivent présenter leur travail à Burden et au «community board», le comité de quartier composé de riverains bénévoles et très spécialisés (déchets, commerces, aménagement urbain, etc.). Kalinian sort le grand jeu. «Il leur a dit : "Je veux faire de belles choses et devenir un héros pour la ville que j'aime." Il avait un accent de sincérité et il a tenu parole par la suite. C'était aussi une façon de dire "je veux faire plus que mon père qui construisait en briques".»

Pour ses plans, l'architecte travaille avec le même consultant. «Parley me disait : "Si là, tu l'inclines un peu [la paroi], les ombres seront moins fortes que si c'est un volume vertical." Donc j'ai biseauté», résume-t-il, encore étonné de l'accueil des riverains. «La chef du community board, une Portoricaine qui s'appelle Margarita Lopez, a dit : "J'arrive pas à prononcer le nom de cet architecte, mais je suis en train de lire Dante et avec son projet, c'est comme si la lumière du ciel allait descendre jusqu'à la Terre. Regardez, on a une sortie de parking qui va être éclairée naturellement, c'est formidable ces lignes. Il va valoriser notre quartier qui n'a pas bougé depuis très longtemps."»

Façades mouchetées

L'accueil de sa One 57 n'a pas été aussi cordial. «Too rich, too thin, too tall [trop chers, trop fins, trop hauts]», dénonce Vanity Fair à propos de cette vogue de gratte-ciel graciles pour milliardaires au bord de Central Park, lancée par la One 57. Taxant au passage de «criardes» ses façades mouchetées de vitres bleutées et grisées pour évoquer une cascade et la diversité de ses habitants. Qu'il soit construit ou pas, chaque bâtiment miroite surtout une réalité économique. Choisi par Steven Spielberg et Jeffrey Katzenberg pour ériger le Musée des oscars à Los Angeles, Portzamparc a vu son projet tomber à l'eau quand ses deux principaux donateurs se sont fait escroquer par Madoff. Et son opéra de New York est resté dans les cartons. En 2009, quand la crise des subprimes stoppe net toute activité immobilière, Gary Barnett, le promoteur de la One 57, décide pourtant de la mener à terme afin d'être le premier sur le marché du luxe en cas de reprise. «Il savait que tant d'étages en plus, ce serait tant d'appartements de plus à vendre des millions de dollars. Cette tour, si vous voulez, c'est juste des billets de banques, des placements, qu'on met les uns sur les autres. Je ne vais pas dire que c'est en soi une vertu.» Il se dit plus «passionné» d'avoir fait la Cité des arts à Rio que «des appartements hyper chers» à Manhattan. Se retrouver propulsé aux sommets de l'Upper East Side lui procure un certain vertige. «Je dirais que ce n'est plus tout à fait la même vie de faire ça et d'avoir été à New York en 1966 à l'époque de la Factory et de la bande à Ginsberg. Je pensais que j'aurais une vie d'artiste et qu'une carrière d'archi, ce n'était pas mon truc, se souvient-il, sans nostalgie apparente. Il y avait tout le temps des performances théâtrales, de la musique, des lectures de poésie. A Paris, qui était plus intellectuel et politique, on allait écouter Foucault et Barthes, il y avait quelquefois des manifs, mais pas cette exubérance très belle.» Mais c'était une autre époque, celle d'un New York «en noir et blanc».

Cinquante ans après, Christian de Portzamparc défend la permanence de son architecture non alignée. Des failles obliques, des façades biseautées, des bâtiments bas moyens et hauts dans des pâtés de maisons ouverts : des «Hautes-Formes», son premier ensemble de HLM construit à Paris en 1979, à ses gratte-ciel de Manhattan, l'architecte retient une chose, en refermant ce jour-là le livre en construction de son parcours : «La leçon, c'est de faire descendre le soleil.»