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Libération
Interview

Henriette Schroeder: «Les femmes sont coquettes aux pires heures de leur vie»

Une Kurde de Syrie dans un camp de réfugiés au Kurdistan irakien en février 2014. (Photo Safin Hamed. AFP)
publié le 1er avril 2015 à 17h06

Henriette Schroeder, documentariste et journaliste allemande, vit à Vienne, en Autriche. Elle a travaillé pour l’OSCE au Kosovo, en Bosnie-Herzégovine et dans le Caucase. Dans son dernier livre (1), elle a interrogé des femmes déportées, internées, torturées, victimes de la guerre, de la dictature ou d’une féroce répression religieuse. Toutes ont tenté de conserver le contrôle de leur apparence physique et ont pris particulièrement soin de leur corps. Un sujet tabou, qui gagne chaque jour pourtant en actualité.

Pourquoi avoir enquêté sur ces femmes ?

En présentant des exemples concrets de femmes chinoises, musulmanes ou européennes à travers ce livre, j’ai voulu enlever l’herbe sous le pied de ceux - et ils sont nombreux - qui jugent sévèrement les «frivoles», voulant coûte que coûte s’occuper de leur apparence, dans des situations extrêmes. Notre univers est dominé par le Botox, la chirurgie esthétique et les abonnements aux clubs de sports, et je trouvais étonnant qu’on leur fasse toujours un procès en superficialité. Comme s’il était monstrueux de penser à se maquiller sous les bombes ou alors quand d’autres meurent de soif.

Ces femmes font-elles l’objet de réprobation de la part de leur entourage ?

Le ressentiment moral contre les victimes qui se soucient de leur apparence est réel. Elles sont souvent perçues comme de terribles individualistes incapables de solidarité. Pourtant, s’occuper de soi n’est pas incompatible avec un comportement exemplaire, voir héroïque. Les femmes syriennes, réfugiées actuellement en Jordanie et dans d’autres pays du Moyen-Orient, se soucient évidemment d’abord de leur famille et de leurs enfants, mais très vite, le désir ardent de pédicure ou de manucure les pousse à reconstituer de vrais petits salons de beauté, improvisés sous les tentes.

Vous semble-t-il si important de prendre soin de son apparence en prison ou en exil ?

C’est un positionnement symbolique contre la mort, la torture, la faim, le découragement. Un phénomène universel. Les femmes, quelle que soit leur origine sociale, leur appartenance religieuse et ethnique ou leur niveau d’éducation, veulent être coquettes aux pires heures de leur vie. Somme toute, c’est un ressort psychologique qui semble simple à comprendre : quand on ne peut plus rien contrôler d’autre, quand notre vie est en jeu, mettre un peu de noir sur ses yeux, c’est tenter de faire preuve de dignité, de conserver le peu d’humanité qui nous reste. C’est garder un minimum d’estime de soi, refuser d’apparaître en victime.

La cosmétique serait alors une arme de «résistance passive» ?

Se mettre du rouge, c'est en tout cas un pied de nez qui est fait à l'adversité. Herta Müller [la Prix Nobel de littérature roumaine de langue allemande, harcelée par les autorités de Ceausescu durant la dictature, ndlr] m'a très bien raconté tout le soin qu'elle mettait à se maquiller, avant de se présenter aux convocations de la terrible Securitate. Zara Murtazalieva, une Tchétchène condamnée pour terrorisme en Russie, lors d'un procès fantoche, se posait des bigoudis tous les matins avant l'appel, dans le camp glacial où le régime de Poutine l'a enfermée pendant huit ans. Elle les fabriquait elle-même avec des bouts de papiers. Cela lui a permis de s'ancrer dans la réalité, de se raccrocher au monde banal qu'elle avait connu avant son procès et qu'elle espérait retrouver à sa sortie.

Mais quand on manque de tout, ose-t-on réclamer du maquillage, plutôt que du pain ou de l’eau ?

C'est un phénomène absolument normal, qu'il fut particulièrement impressionnant d'observer durant le siège de Sarajevo. En effet, pendant quatre ans, les femmes de cette ville se sont systématiquement maquillées avant de sortir sous les bombes. Elles fabriquaient des parfums maison, avec des restes d'eau de toilette et des sachets de thé. Avec la cire des bougies, elles s'épilaient les jambes entre elles. Et toutes disaient aux personnes qui travaillaient pour les ONG : «S'il vous plaît, ne nous envoyez pas de riz ni des pâtes, envoyez-nous des produits cosmétiques.» Même dans l'horreur de la Shoah, on retrouve des traces de ce désir absolu de féminité. A Ravensbrück, une déportée avait fondé un journal de mode. Une Française se servait aussi de sa ration hebdomadaire de margarine comme d'une crème antirides.

Dans les régimes théocratiques, la répression de la féminité est-elle particulièrement féroce ?

Tous les régimes autoritaires s’en prennent à la féminité. En Allemagne de l’Est, pendant des mois, la Stasi empêchait les prisonnières politiques de se regarder dans un miroir. Une manière très efficace de les briser psychologiquement. Après la révolution islamique de 1979 en Iran, Choman Hardi, une poétesse kurde, a étudié la manière dont les femmes continuaient de se parfumer, pour maintenir une charge érotique clandestine, alors que le port du voile était devenu obligatoire. Les psychanalystes savent bien que même en temps de crise, les cheveux restent, pour les femmes, des signaux sexuels secondaires indispensables.

Vous conseillez aux travailleurs humanitaires de prendre particulièrement soin d’eux, lorsqu’ils partent au contact de populations démunies. Pourquoi ?

Au cours de mes différentes missions auprès des ONG ou des organisations internationales, j'ai toujours trouvé dommage que les Occidentaux renoncent à se mettre en valeur au contact des populations démunies, comme si cela eut été indécent. Or, ces populations ne comprennent absolument pas cette démarche. Je me souviens que lorsqu'une Tchétchène avait annoncé à ses amies qu'elle partait se réfugier à Vienne, en Autriche, celles-ci s'étaient toutes écriées : «Ma pauvre, là-bas, les femmes ne portent même pas de rouge à lèvres !»

(1) «Ein Hauch von Lippenstift für die Würde», éd. Elisabeth Sandmann 2014 (non traduit en français).