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Interview

Anaïs Collet: «Les bobos manient le capital symbolique»

Pour la sociologue Anaïs Collet, les «gentrifieurs» d'aujourd'hui peuvent être les «gentrifiés» de demain.
publié le 10 avril 2015 à 18h26

Cela pourrait ressembler à une défense des «bobos», ces bourgeois qui s'ignorent et vivent dans des quartiers autrefois occupés dans les classes populaires. Pour la sociologue Anaïs Collet, auteure de Rester bourgeois, les «bobos» n'existent pas, et le front des «gentrifieurs» est protéiforme.

Vous préférez le terme de «gentrifieur» à celui de «bobo», qui permet les lieux communs et notamment celui-ci : le phénomène «bobo» serait récent…

Si l'appellation est nouvelle, le groupe est loin d'être nouveau. On pourrait établir une filiation avec Mai 68 et les «babas». C'est une histoire politique et sociale déjà longue, à la fin des années 70 Bourdieu les évoquait sous le terme de «petite bourgeoisie nouvelle». La sociologue Catherine Bidou parlait alors de «nouvelles classes moyennes», et d'autres de «classes alternatives» ou encore de «sous élite». Ces catégories se distinguent par un capital culturel plus élevé que leur capital économique, ainsi que par une proximité avec le pouvoir - sans forcément l'exercer. Les gentrifieurs manient aussi très facilement le capital symbolique. En termes résidentiels, ils privilégient plutôt le centre-ville, dans des quartiers relativement mélangés. La nouveauté est donc dans l'œil du sociologue depuis déjà les années 70, mais elle est aussi dans le discours de ce groupe social sur lui-même. Il manifeste une volonté de rupture avec une gauche dite «ancienne» ou une bourgeoisie dite «traditionnelle» : il y aurait une ancienne manière d'être bourgeois ou d'être de gauche, et une nouvelle, plus légitime car plus moderne. C'est ainsi que la nouvelle gauche a renvoyé au passé le PCF devenu rigide ou le PS discrédité par les guerres de décolonisation.

Ces gentrifieurs ont été décrits comme des «colonisateurs» des quartiers populaires…

Ce front géographique est surtout un front social très mouvant. On est loin du mythe d’un «front pionnier» grignotant méthodiquement le territoire des classes populaires : les territoires ne sont pas tous également appropriables. Ce phénomène est facilité dans des quartiers ayant subi la crise industrielle, les fermetures d’usines laissant de la place libre. Ces espaces ne sont plus dominés par un groupe, il y règne comme un entre-deux social. La plasticité de l’ancien bâti industriel permet des transformations radicales. Mais la progression géographique, qui s’accompagne d’une appropriation juridique et économique, n’est possible qu’en montrant une légitimité à vivre là.

L’appropriation est aussi symbolique ?

Elle passe par des mises en récits, des représentations que l’on donne des lieux. Dans le Bas-Montreuil, aux portes de Paris, comme à la Croix-Rousse, à Lyon, les gentrifieurs préfèrent mettre en valeur un passé ouvrier ancien et mythique plutôt que la construction des barres d’après-guerre, ils préfèrent l’idée de faubourg à celle de la banlieue telle qu’elle est négativement représentée dans les années 80. Une image recouvre l’autre. L’appropriation symbolique passe aussi par une appropriation de l’histoire : certaines associations demandent aux anciens de se raconter mais ce sont les nouveaux arrivants qui mettent en forme leurs récits.

On reproche aux gentrifieurs de ne pas pratiquer la mixité sociale.

La mixité est elle aussi une notion mouvante. Le mélange social correspond surtout à une période de transition. Les gentrifieurs d’aujourd’hui peuvent devenir les gentrifiés de demain. Ceux qui sont arrivés à Montreuil il y a vingt ans se retrouvent entourés, «envahis» par des nouveaux qui ont payé leur logement trois fois plus cher qu’eux, et qui n’ont ni les mêmes revenus ni le même mode de vie.

Et l’évitement scolaire ?

Il n’est pas systématique, mais les gentrifieurs accordent une grande place à l’éducation. Même dans une école publique, ils veilleront à suppléer à ce qu’ils perçoivent comme des manques par de l’accompagnement scolaire (qu’ils ont les moyens d’assurer) et offriront de toute façon un environnement culturel riche à leurs enfants. Ce sont aussi des parents qui peuvent s’investir fortement dans les établissements scolaires locaux, dans les associations de parents d’élèves. Même avec les meilleures intentions, c’est une forme de «colonisation». Ils apportent avec eux leurs conceptions de l’éducation mais aussi de l’épanouissement de l’enfant : insister sur l’importance d’un coin lecture ou la mise en place d’une activité théâtre. Ce sont eux aussi que l’on voit militer pour le maintien de certaines écoles ZEP en réseau d’éducation prioritaire. Cette activité militante constitue une partie de la légitimité à être là.

Ces gentrifieurs permettent-ils de nouvelles expérimentations politiques ? En Seine-Saint-Denis par exemple, où les inégalités se concentrent, les expériences sont très diverses. Des gentrifieurs très politisés et militants en côtoient d'autres inconscients et insouciants de ces inégalités, qui en profitent même. Les plus militants agissent sur deux domaines : l'égalité scolaire et l'accès au logement. Ils peuvent être des relais entre pouvoirs publics et classes populaires : ils maîtrisent bien la circulation de l'information et savent faire pression. Mais c'est aussi leur propre vision des problèmes qu'ils relaient.